La moralisation de la science

Des articles sont rétractés pour des raisons morales plutôt qu’à cause de résultats erronés.
Photo: Loïc Venance Agence France-Presse Des articles sont rétractés pour des raisons morales plutôt qu’à cause de résultats erronés.

Les chercheurs dont la mission est l’avancement des connaissances se voient de plus en plus brimés dans leur travail par des contraintes qui empiètent sur la liberté universitaire, sur l’autonomie des universités et, au bout du compte, sur la science elle-même.

Lors d’une conférence intitulée Les nouvelles contraintes de la recherche universitaire présentée au dernier Congrès de l’Acfas, l’historien et sociologue des sciences Yves Gingras, de l’UQAM, a attiré l’attention sur l’une de ces contraintes, qui prend de plus en plus d’ampleur et qui représente une véritable menace pour la science : la « moralisation de la science ».

« Nous voyons de plus en plus d’articles scientifiques ayant été révisés par les pairs qui font l’objet de rétractations non pas parce que leurs résultats ne sont pas valides, mais parce qu’ils déplaisent à certaines communautés ou à certains groupes de pression », a fait remarquer M. Gingras, qui est également directeur scientifique de l’Observatoire des sciences et des technologies.

Dans Quantitative Science Studies (QSS), ce chercheur décrit le cas d’un article publié dans Nature Communications qui concluait que les étudiantes qui étaient supervisées dans leurs études supérieures par une femme et qui poursuivaient en recherche avaient un impact scientifique, selon une étude bibliométrique des articles qu’elles avaient publiés, moins grand que celles qui avaient été dirigées par un professeur de sexe masculin. De plus, les superviseuses bénéficiaient elles aussi d’un impact scientifique moins élevé si leurs étudiants étaient des femmes plutôt que des hommes.

« Ce résultat était évident, c’est un phénomène sociologique connu, mais la revue a rétracté l’article sous la pression de groupes qui ont crié au scandale en faisant valoir que c’était une critique des femmes, alors que ce n’est absolument pas le cas. Tout ça au nom de l’équité et de l’inclusion, alors que ça n’a aucun rapport. Tout le discours EDI [Équité, diversité, inclusion] génère une confusion entre la validité d’un résultat et son usage moral. La conclusion de l’article montre qu’il y a de l’inégalité. C’est dommage, mais ce n’est pas une raison pour le rétracter. Habituellement, on rétracte un article parce que les résultats sont faussés en raison de données erronées, qui ont été manipulées ou plagiées, etc. Mais aujourd’hui, on le rétracte pour des raisons morales », explique le sociologue.

Ce dernier fait remarquer que cette moralisation de la science viole la Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire, qui a été adoptée le 3 juin 2022 et qui définit la liberté universitaire comme « le droit de toute personne d’exercer librement et sans contrainte doctrinale, idéologique ou morale, telle la censure institutionnelle, une activité par laquelle elle contribue à l’accomplissement de la mission de l’établissement ». Laquelle mission est décrite comme « la production et la transmission de connaissances par des activités de recherche, de création et d’enseignement, et par des services à la collectivité ».

« Cette liberté ne peut être contrainte par aucune doctrine, aucune idéologie et aucune morale. Et ce, même au nom d’idéologies qu’on peut trouver convaincantes », affirme M. Gingras.

Les classements des universités pervertissent aussi la mission de ces dernières, ajoute-t-il. « Les universités et les écoles de commerce, comme HEC, vont tout faire pour améliorer leur classement [dans l’espoir d’attirer plus d’étudiants]. C’est la raison pour laquelle les écoles de commerce se mettent à enseigner en anglais, par exemple, car il s’agit d’un critère de classement. »

De plus, dans leur politique de la recherche, les trois conseils subventionnaires que sont les IRSC, le CRSH et le CRSNG imposent, au nom de l’éthique, d’importantes contraintes qui limitent la liberté universitaire. Ils indiquent notamment que « l’appropriation des connaissances collectives risque d’offenser les communautés » et que « les chercheurs donneront aux représentants de la communauté qui participent au projet mené en collaboration l’occasion de participer à l’interprétation des données et à l’examen des résultats de la recherche avant l’achèvement du rapport final ».

« Si, selon le principe de symétrie, on remplaçait le mot “communauté” par “Monsanto”, personne n’accepterait de soumettre son papier [qui rapporte les résultats de la recherche] à Monsanto avant publication. On est d’accord que ça limite la liberté académique ! » fait remarquer le sociologue.

La politique des trois conseils prévient aussi que « les chercheurs qui entreprennent des projets de recherche comportant une démarche critique [en sciences humaines] adopteront des mesures appropriées pour respecter les normes culturelles, protéger la sécurité des participants, et réduire au minimum les préjudices potentiels au bien-être de la communauté dans son ensemble ». Ainsi, une recherche archéologique qui découvrirait des choses qui contrediraient les convictions culturelles d’une communauté ne pourrait donc pas être publiée parce qu’elle risquerait d’offenser ladite communauté, dit-il.

« On peut s’adapter aux contraintes culturelles, mais pas si elles freinent la liberté académique », affirme Yves Gingras, qui cite le philosophe Ernest Renan qui, en 1848, écrivait ceci dans L’avenir de la science : « La critique [voulant dire la science] ne connaît pas le respect. Pour elle, il n’y a ni prestige, ni mystère, elle rompt tous les charmes, elle dérange tous les voiles. Cette irrévérencieuse puissance portant sur toute chose un oeil ferme et scrutateur est, par son essence même, coupable de lèse-majesté, divine et humaine. »

Si, selon le principe de symétrie, on remplaçait le mot “communauté” par “Monsanto”, personne n’accepterait de soumettre son papier [qui rapporte les résultats de la recherche] à Monsanto avant publication. On est d’accord que ça limite la liberté académique ! 

Autre contrainte, les tensions des dernières années entre le Canada et la Chine, de même qu’avec la Russie. Les chercheurs canadiens en intelligence artificielle (IA), en biotechnologie et en science quantique qui collaborent avec des scientifiques de ces contrées doivent désormais démontrer, par moult documents à remplir, que leurs homologues sont blancs comme neige, pour des raisons de sécurité nationale, fait-on valoir.

À ces nouvelles contraintes s’ajoute aussi celle qui sévit depuis une bonne vingtaine d’années déjà : les partenariats entre les universités et les entreprises. Ces partenariats mènent à une ingérence dans les projets de recherche ainsi que dans les résultats de ces recherches qui enfreint la liberté universitaire qui devrait avoir lieu dans les établissements universitaires. Et pourtant, on applaudit à ces lucratifs partenariats, se désole Yves Gingras.

Ce dernier donne comme exemple ceux d’une professeure de l’Université McGill en informatique qui poursuit en parallèle des recherches en intelligence artificielle pour Meta (anciennement Facebook), de chercheurs de l’Université de Montréal et membres de Mila (Institut québécois d’IA) qui mènent des recherches soutenues par Google, Microsoft ou d’autres grandes entreprises du numérique.

L’un des pionniers de la recherche sur l’IA, le chercheur britannico-canadien Geoffrey Hinton, qui est professeur d’informatique à l’Université de Toronto, a démissionné en mai dernier de Google, à qui il consacrait un tiers de son temps depuis 2013, pour pouvoir discuter librement des dangers de l’IA, rappelle M. Gingras.

Il relate également l’histoire de la chercheuse canadienne Nancy Fern Olivieri qui, en testant un médicament produit par la société Apotex à l’Hôpital pour enfants malades de Toronto, s’est rendu compte qu’il comportait des risques. Lorsqu’elle a publié les résultats de son étude, Apotex l’a congédiée et poursuivie. « Et l’Université de Toronto ne s’est pas portée à sa défense et a plutôt appuyé la compagnie, faisant fi de la liberté académique », raconte M. Gingras.

« Ensuite, les scientifiques se plaignent du fait que les gens ont moins confiance en la recherche et en la science… » lance-t-il.

 

À voir en vidéo