«La taurine appuie sur la pédale de frein du vieillissement»
La taurine, une substance naturellement présente dans le corps des animaux, joue un rôle dans le vieillissement, selon une étude publiée jeudi dans Science. D’abord, les auteurs ont observé que sa concentration dans le sang diminue avec l’âge chez plusieurs espèces, dont l’humain. Ensuite — et surtout —, ils ont constaté que la prise de suppléments de taurine prolonge la durée de vie en santé de la souris et du singe. Ils appellent maintenant à la tenue d’un grand essai clinique chez l’humain.
La nouvelle publication est le fruit d’un « marathon scientifique de 11 ans » mené par Vijay Yadav, un professeur à l’Université Columbia, à New York, qui étudie la biologie du vieillissement. Les résultats, issus de son laboratoire et de celui de collaborateurs un peu partout dans le monde, établissent un lien entre le manque de taurine et une foule de paramètres de santé liés à l’âge. Chez la souris et le singe, ce lien est causal, avancent les chercheurs.
« La taurine appuie sur la pédale de frein du vieillissement. Elle ne met toutefois pas le véhicule en marche arrière. Elle ralentit le processus de vieillissement, et c’est pour cela que des animaux [qui prennent des suppléments] vivent plus longtemps et en meilleure santé », a expliqué M. Yadav mardi, dans une conférence de presse numérique à laquelle Le Devoir a assisté.
Ce nouvel article est « un tour de force », juge Gerardo Ferbeyre, un chercheur au Centre de recherche du CHUM, qui ne fait pas partie des auteurs de la publication dans Science. La qualité du nouvel article réside dans l’éventail de résultats chez plusieurs espèces, selon ce scientifique québécois qui étudie les traitements réduisant le vieillissement des cellules. « La seule chose qui manque, bien sûr, ce sont les études chez les humains », dit-il.
On retrouve de la taurine, un acide aminé découvert dans la bile de boeuf au XIXe siècle, dans le corps de tous les animaux. Cette molécule représente 0,1 % de la masse totale de l’être humain. Notre foie est en mesure de synthétiser de la taurine, mais notre organisme en acquiert également grâce aux aliments que nous mangeons. La taurine est aussi connue en raison de sa présence dans plusieurs boissons énergisantes.
Les auteurs de la nouvelle publication démontrent pour la première fois que la concentration de taurine dans le sang diminue en fonction de l’âge chez la souris, le singe et l’humain. Chez les humains âgés, la concentration est de 80 % inférieure à celle mesurée chez les enfants. Cette corrélation ne permet toutefois pas d’affirmer si le déclin de la taurine est une cause ou une conséquence du vieillissement.
L’équipe a donc donné des suppléments de taurine à des souris. Des rongeurs ont reçu des doses quotidiennes dès l’âge de 14 mois et jusqu’à la fin de leurs jours. En moyenne, les femelles sous traitement ont vécu 12 % plus longtemps par rapport à un groupe témoin, et les mâles, 10 %. Des suppléments de taurine ont également prolongé la durée de vie de vers nématodes, mais pas celle de levures.
La taurine a non seulement accru la longévité des souris, mais leur a aussi permis de vivre en meilleure santé. Celles à qui on administrait le traitement ont fait preuve d’une plus grande force musculaire, d’une meilleure coordination neuromusculaire, d’une plus grande densité osseuse, d’une meilleure tolérance au glucose et d’une meilleure mémoire. Elles étaient aussi moins anxieuses.
Les fruits de mer,champions de la taurine
Les scientifiques ne savent pas exactement de quelle manière la taurine agit. Ils ont toutefois constaté que la taurine réduit la sénescence cellulaire (un phénomène qui rend les cellules « zombies »), protège de certaines dysfonctions liées à l’ADN et atténue l’inflammation. Son action à large spectre fait croire à Henning Wackerhage, l’un des auteurs de l’étude, que la taurine « touche d’une certaine manière à la salle des machines du vieillissement », au coeur même des cellules.
Des collaborateurs de l’équipe ont aussi administré des suppléments de taurine à des macaques rhésus pendant six mois. Ils ont vu des effets bénéfiques sur le poids, les os et le foie de ces primates. L’essai était toutefois trop court pour observer un effet sur leur longévité. Les scientifiques se sont également penchés sur les résultats obtenus chez 12 000 participants humains d’une étude populationnelle anglaise sur le cancer. Ils ont constaté que ceux qui ont plus de taurine dans le sang souffrent moins de certains problèmes de santé, comme le diabète et l’inflammation.
M. Yadav et ses collègues veulent maintenant organiser un grand essai clinique randomisé, où des milliers de participants recevraient de 3 à 6 grammes de taurine par jour, et d’autres, un placébo. Ils insistent sur un point : les données actuelles ne permettent pas de recommander la prise de suppléments de taurine, et encore moins celle de boissons énergisantes. Quant à l’innocuité de la molécule, ils sont optimistes. L’Autorité européenne de sécurité des aliments considère que la taurine dans les boissons énergisantes (typiquement, 1 gramme par canette) n’est pas nocive.
Dans nos assiettes, on retrouve de la taurine dans les fruits de mer, le poisson, la volaille, le boeuf et certaines algues, entre autres. Les végétariens en avalent beaucoup moins, mais ça ne les empêche pas de vivre huit ans de plus que les omnivores, en moyenne, rappelle Martin Juneau, le directeur de la prévention à l’Institut de cardiologie de Montréal.
Le Dr Juneau reconnaît que l’étude sur la taurine est « très bien faite ». Il ajoute toutefois : « Pour un cardiologue comme moi, qui a travaillé toute sa vie en prévention, je ne peux pas m’empêcher d’avoir un sourire en coin quand je vois une étude comme celle-là. On connaît des interventions qui ralentissent le vieillissement. Manger moins, manger plus de végétaux, faire de l’exercice régulièrement, garder un poids santé. Tout fonctionne, c’est prouvé. Mais on ne met pas une cenne là-dessus, ou très peu. »
Réaliser une étude clinique sur la taurine avec des milliers de participants coûtera des centaines de millions de dollars, avertit le Dr Juneau. Or, cette molécule très peu chère, impossible à breveter, dédaignera certainement les grands investisseurs et les pharmaceutiques. D’autres molécules qui étirent la durée de vie des souris — comme la metformine (un antidiabétique) et la rapamycine (un immunosuppresseur) — sont aussi difficilement monnayables, et on peine à financer des essais cliniques les concernant.
L’éventuelle efficacité de la taurine devra d’ailleurs faire le poids par rapport à ces concurrents, qui allongent la durée de vie des rongeurs de 5 % à 50 %. La taurine pourrait être utilisée en combinaison avec certains d’entre eux, a proposé M. Yadav. Chose certaine, on assiste actuellement à une explosion de la recherche au sujet des molécules qui ralentissent le vieillissement.
« De plus en plus, la science biomédicale arrive à comprendre que le vieillissement, c’est la base de la plupart des maladies importantes », souligne le Dr Ferbeyre, du Centre de recherche du CHUM. « Si on continue à faire de la recherche sur chaque maladie individuellement, sans vraiment attaquer le problème de base, peut-être qu’on ne trouvera jamais de bonne solution. »