Une fuite de cerveaux guette la recherche canadienne

Dans un rapport déposé en mars dernier au terme de consultations auprès de la communauté de recherche canadienne et à l’étranger, le CCSFSR confirme que « le soutien actuel aux étudiants chercheurs [...] est à un point de rupture ».
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Dans un rapport déposé en mars dernier au terme de consultations auprès de la communauté de recherche canadienne et à l’étranger, le CCSFSR confirme que « le soutien actuel aux étudiants chercheurs [...] est à un point de rupture ».

Les cris d’alarme des chercheurs et de détresse des étudiants-chercheurs se sont mués en un profond découragement depuis le dépôt du dernier budget fédéral, qui ne prévoit aucune augmentation du financement de la recherche, qui stagne depuis vingt ans.

Asphyxié, l’écosystème canadien voit ses meilleurs éléments abandonner leur carrière de chercheur ou quitter le pays pour des contrées qui ont fait de la recherche et de l’innovation une priorité nationale en investissant des sommes à la hauteur de leurs ambitions. Le Canada, autrefois en tête de peloton, est désormais déchu de ce statut enviable, qui attirait des talents d’ailleurs.

Si le fédéral ne procède pas immédiatement à une hausse substantielle des investissements en recherche, on assistera à une importante fuite de cerveaux — et elle a déjà débuté —, préviennent les chercheurs seniors et le président du Comité consultatif sur le système fédéral de soutien à la recherche (CCSFSR), Frédéric Bouchard.

Le CCSFSR a ainsi formulé une série de recommandations pour arrêter l’hémorragie, dont la plus urgente est de procéder dès maintenant à un rattrapage financier des trois conseils subventionnaires que sont les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada et le Conseil de recherches en sciences humaines.

Des forces vives épuisées

Les étudiants (à la maîtrise et au doctorat), les stagiaires postdoctoraux et les chercheurs associés forment les forces vives des laboratoires de recherche, et elles crient famine.

Djamouna Sihou Pandimadevi, qui a commencé un doctorat à l’Institut de recherches cliniques de Montréal (IRCM) en 2019 après avoir obtenu une maîtrise à l’Université de Bordeaux, travaille au minimum 40 heures par semaine dans le laboratoire de sa directrice de thèse. « Un doctorat, c’est beaucoup de travail pour pas beaucoup d’argent. On y met beaucoup d’effort, beaucoup de passion, on produit beaucoup de science, qu’on doit publier. C’est un long cursus : quand j’aurai fini, j’aurai quasiment 30 ans, mais pas d’économies », explique-t-elle.

Les questions d’argent pèsent lourd sur les épaules de la doctorante. « Pour l’instant, j’envisage d’arrêter la science parce que ce n’est pas assez payé. II y a des gens qui, avec juste un baccalauréat, voire sans bac, vont travailler dans une banque et sont plus payés que nous. Dans mon entourage, la plupart des étudiants envisagent de quitter la science universitaire — et c’est vraiment pour une question de financement, parce que j’en connais plein qui aiment vraiment ça, mais ils disent qu’on ne peut pas bâtir une famille avec ce genre de salaire », confie-t-elle.

Dans un rapport déposé en mars dernier au terme de consultations auprès de la communauté de recherche canadienne, mais aussi à l’étranger, le CCSFSR confirme que « le soutien actuel aux étudiants chercheurs, soit notre relève en recherche, est à un point de rupture ». « La valeur des bourses accordées par le gouvernement à la relève en recherche a pratiquement stagné au cours des vingt dernières années. Elles n’ont pas suivi l’augmentation du coût de la vie ni les tendances mondiales en matière de rémunération des stagiaires de recherche. Cette situation a considérablement érodé la position du Canada […] et cette érosion sera accélérée par l’augmentation des investissements de nos pairs internationaux. »

Ce n’est toutefois pas seulement le montant des bourses qu’il faut hausser, mais celui des subventions de recherche obtenues par les directeurs de laboratoire auprès des trois conseils subventionnaires, car c’est de ces sommes que provient la rémunération que reçoit la très grande majorité des étudiants-chercheurs et des stagiaires postdoctoraux, souligne le président du CCSFSR, Frédéric Bouchard, qui est également doyen de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal

Les subventions que les chercheurs obtiennent des IRSC servent à payer les étudiants, les stagiaires postdoctoraux, les associés de recherche, les techniciens, les assistants de recherche, ainsi que les réactifs — les substances utilisées pour les expériences —, dont le coût a augmenté énormément à cause de l’inflation, les services de séquençage, d’animalerie et de microscopie, précise Tarik Möröy, directeur de l’unité de recherche en hématopoïèse et cancer de l’IRCM depuis 2006.

Rejetés faute de fonds

Là où le bât blesse, c’est que plus de 80 % des demandes de subventions de recherche sont rejetées. Qui plus est, si un projet est accepté, son budget est rasé d’au moins 20 %. « Sans cette dernière mesure, on aurait peut-être un taux de succès des demandes de 12 %. Même si cette mesure est bien intentionnée, il devient ainsi impossible d’augmenter les salaires de nos étudiants et postdocs, alors que ce serait justifié », dit M. Möröy.

Michel Cayouette, vice-président à la recherche et aux affaires académiques de l’IRCM, relate que les comités d’évaluation sont complètement abattus face « au nombre de projets exceptionnels qui ne peuvent être financés, et ce, pas parce qu’ils ne sont pas bons, mais parce qu’il n’y a pas suffisamment de fonds ».

« Avec des taux de succès aussi bas, le processus de sélection devient aléatoire. Une demande peut être acceptée parce qu’elle a été discutée en début de journée plutôt qu’à la fin. Les chercheurs doivent alors réécrire des demandes au lieu de faire de la recherche, et cela crée un découragement à la longue. […] Et cela a aussi des effets pernicieux, car dans l’espoir d’avoir plus de chances de voir leurs demandes acceptées, les chercheurs seront plus enclins à proposer des projets moins audacieux, pas très originaux, qui ne sont pas trop risqués. Le sous-financement bloque l’innovation, car les projets très innovateurs, qui sont par le fait même risqués, peuvent mener à de grandes découvertes [comme les vaccins à ARN messager contre la COVID-19] », ajoute Mathieu Ferron, qui a décliné une offre de 750 000 $ pour trois ans des National Institutes of Health des États-Unis. Pour des raisons personnelles, il a plutôt choisi de venir travailler à l’IRCM, où la moyenne des subventions accordées par les IRSC est d’environ 160 000 $ par année.

Avec un budget amputé de plus de 20 %, les directeurs de recherche ne peuvent accepter qu’un nombre très limité de nouveaux étudiants, de stagiaires postdoctoraux et de chercheurs associés. « On voudrait bien garder comme chercheurs associés ces excellents chercheurs très spécialisés qui ont fait un stage postdoctoral de cinq ans dans notre laboratoire, mais nos subventions ne nous le permettent pas. Ce personnel hautement qualifié ira dans un autre pays, où il y a plus de financement, ou changera d’orientation. On commence à remarquer ce phénomène, car on reçoit de moins en moins de demandes pour des stages postdoctoraux », révèle M. Cayouette.

L’attrait diminué du Canada

« Le Canada figurait en peloton de tête [des pays consacrant des investissements conséquents en recherche], mais ce n’est plus le cas. Ces investissements ne sont plus à la mesure de la croissance des besoins, ils ne sont plus à la hauteur des pays pairs, et cela a de graves conséquences : il devient de plus en plus difficile de convaincre nos meilleurs talents de travailler ici et d’attirer les meilleurs d’ailleurs. Le Canada se retrouve dans un risque de fuites des cerveaux qu’on n’a pas vu depuis longtemps », affirme M. Bouchard.

Les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Finlande, l’Australie et le Japon, notamment, ont prévu d’augmenter substantiellement leur soutien à la science et à la recherche, qu’ils considèrent comme « une priorité nationale ». « Aux États-Unis, les républicains et les démocrates, qui sont souvent à couteaux tirés, soutiennent d’une même voix ces investissements colossaux en recherche fondamentale et appliquée », fait remarquer le président du CCSFSR.

Ces investissements tant réclamés par les chercheurs canadiens afin d’empêcher un exode des cerveaux ne figuraient toutefois pas dans le budget Freeland du 28 mars dernier, ce qui a grandement déçu la communauté de recherche canadienne, qui se dit plus préoccupée que jamais.

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