Années 1940: un laboratoire caché à Montréal
Collaboration spéciale

Ce texte fait partie du cahier spécial 100 ans de l'Acfas
Bien peu de promeneurs sur le campus de l’Université de Montréal savent que l’établissement a dissimulé un laboratoire aux activités secrètes. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, c’est par un concours de circonstances qu’une équipe de chercheurs internationaux est rassemblée à Montréal pour gagner la course à la bombe atomique. Une aventure scientifique peu banale qui marquera l’histoire géopolitique et industrielle du Canada.
En 1942, le physicien français d’origine autrichienne Hans Halban quitte l’Angleterre pour Montréal afin de monter un laboratoire de physique nucléaire, fruit d’une entente entre les Américains et les Britanniques. L’objectif de ces derniers est urgent : il faut parvenir à fabriquer une bombe atomique avant les Allemands, et pour cela, il faut produire du matériel fissile. Le chercheur recrute rapidement le Québécois Pierre Demers (avec qui il a travaillé dans le laboratoire parisien Joliot-Curie) en raison de ses connaissances sur les éléments radioactifs.
La course à la bombe
À l’époque, plusieurs projets sont en concurrence, en particulier le projet allemand Uranium et le projet américain Manhattan. Au Royaume-Uni, l’initiative Tube Alloys (qui regroupe des chercheurs internationaux, dont des réfugiés français) doit déménager à cause des bombardements et du manque de moyens. « Montréal était loin de la guerre et proche des ressources naturelles, car le pays disposait de mines d’uranium et d’une usine de fabrication d’eau lourde », précise Gilles Sabourin, ingénieur dans le domaine nucléaire et auteur du livre Montréal et la bombe.
En plus d’offrir aux alliés anglais et américains un terrain neutre au Canada, la métropole québécoise s’impose vite pour son caractère discret. Après une brève installation à l’Université McGill, le projet trouve sa place à l’Université de Montréal. « Le campus était en pleine construction. Il n’y avait personne ! » lance Yves Gingras, historien et sociologue des sciences à l’Université du Québec à Montréal, qui souligne également l’ouverture culturelle de la ville à l’époque. « Le laboratoire employait beaucoup d’Européens et très peu de Canadiens. Or, Montréal était déjà multiethnique », dit-il.
« Lorsqu’on examine les bottins téléphoniques de l’époque, on voit que les employés indiquaient travailler pour le Conseil national de recherches Canada », constate Gilles Sabourin. Il leur était interdit de divulguer l’existence et les activités du laboratoire, qui était fortement cloisonné. « Les chimistes, par exemple, ne savaient pas ce que faisaient les autres et la plupart des employés ne savaient pas à quoi servaient les recherches », explique l’ingénieur.
Pour Yves Gingras, le secret a néanmoins été trahi par un journal de l’époque : le Montréal Matin. « On peut y lire que 60 savants étrangers viennent s’établir à l’Université de Montréal pour poursuivre des recherches extrêmement importantes », s’exclame-t-il en montrant l’encadré. Selon l’historien, il ne fait pas de doute que des espions qui auraient lu ce dernier l’auraient « décodé ».
Une aventure déterminante
C’est finalement le projet Manhattan (une équipe plus de 100 fois plus grosse que celle de Montréal) qui a fabriqué la bombe lancée sur Hiroshima et Nagasaki. Un drame qui provoqua un séisme dans la communauté scientifique aux États-Unis, mais aussi dans l’équipe du laboratoire secret. « J’ai entre les mains un document qui n’a jamais été rendu public. Des scientifiques du laboratoire montréalais y demandent que toutes les armes nucléaires soient mises sous le contrôle de l’ONU ou d’un groupe international, pour éviter la course aux armements », confie Gilles Sabourin.
Le projet canadien a néanmoins eu des retombées géopolitiques et industrielles majeures. « Les travaux du laboratoire ont mené à la création du réacteur CANDU (Canada deuterium uranium) par l’entité qui lui a succédé, Énergie atomique du Canada limitée. Le Canada est ainsi devenu la deuxième filière nucléaire après les États-Unis dans les années 1950 », souligne Yves Gingras. Le pays devient également chef de file dans la production d’isotopes radioactifs, utilisés notamment dans le milieu de la santé, en médecine nucléaire.
À la fin de la guerre, le laboratoire de Montréal déménage à Chalk River, en Ontario, où Pierre Demers a contribué à l’élaboration du premier réacteur nucléaire. Il a également enseigné au Département de physique de l’Université de Montréal jusqu’en 1980 et a ardemment défendu l’usage du français comme langue scientifique. À cette époque, comme Pierre Demers, certains ont poursuivi une carrière brillante, mais d’autres ont connu une destinée plus tumultueuse. « La guerre froide s’est déclarée à cause du laboratoire de Montréal », lance Yves Gingras à propos de l’« affaire Gouzenko », du nom d’un espion russe à l’ambassade d’Ottawa. « Il a fait défection et a révélé au gouvernement canadien que le laboratoire de Montréal était bourré d’espions à la solde des Russes », dit-il.
Mais ça, c’est une autre histoire.
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