L’exception québécoise

L’ADN ancien révèle des secrets bien gardés sur les migrations, l’évolution et le métissage des populations humaines, mais également sur l’histoire des agents pathogènes et des animaux. Troisième article de la série «Le génome manquant» sur la bouillonnante science qu’est la paléogénomique.
Sur la porte menant au laboratoire, deux affiches plutôt qu’une annoncent que l’accès est strictement interdit. De l’autre côté, dans l’espace immaculé, les scientifiques Camille Julien et Kariane Larocque, revêtues de combinaisons blanches à usage unique, s’activent autour d’équipements en acier inoxydable. La scène a des allures de film de science-fiction, et dans un sens on y est réellement un peu.
TRACES, le laboratoire d’ADN moderne et ancien de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), est réservé aux recherches aseptiques sur les restes biologiques. La salle blanche, ou propre (selon le jargon spécialisé), contrôle les particules en suspension dans l’air et minimise l’introduction, la production et la rétention des particules à l’intérieur du lieu clos hermétiquement. L’air en pression positive est évacué chaque minute environ. L’air entrant se fait par une prise extérieure autonome. D’où les costumes étanches des chercheuses. Même leurs crayons et leurs papiers sont conçus pour les salles blanches.
Ce texte est publié via notre section Perpectives.
« Ce laboratoire permet d’extraire de l’ADN de sources non traditionnelles, sur des objets ou des ossements anciens par exemple, et pour y arriver, il faut des conditions très aseptisées », explique Emmanuel Milot, professeur de génétique au Département de chimie-biochimie de l’UQTR, qui a fondé et dirige ce lieu unique au Québec. « C’est un long processus, et je dirais que nous sommes maintenant semi-opérationnels. »
Des subventions sont réclamées auprès de la Fondation canadienne pour l’innovation afin de bonifier encore davantage le labo et d’en faire une « infrastructure » encore plus unique au Québec, avec des équipements dans deux universités et des ponts vers les grandes bases de données populationnelles.
Les recherches du professeur Milot portent sur l’interprétation des traces d’ADN à des fins criminalistiques et sur la transmission intergénérationnelle de certaines maladies. Il a par exemple participé à une recherche montrant comment une mutation génétique introduite en Nouvelle-France par une Fille du Roy, causant ultimement la cécité, a ensuite essaimé dans la population québécoise au fil des siècles, jusqu’à aujourd’hui.
Cimetières montréalais
Camille Julien et Kariane Larocque, bachelières en chimie criminalistique de l’UQTR, maintenant en bout de parcours de leur maîtrise en biologie cellulaire et moléculaire, travaillent sur des restes d’individus anciens et anonymes retrouvés au Québec. Elles souhaitent aider à les identifier au moins en établissant leur sexe ou leur bassin génétique d’origine.
Mme Larocque analyse des collections archéologiques de la Ville de Montréal provenant de deux cimetières en activitéentre les XVIIe et XIXe siècles. Avant son entrée dans le labo, elle a exhibé un os pétreux découvert sur ce dernier lieu, maintenant conservé sous vide, avec un minuscule trou ayant servi à en extraire un échantillon.
« On fait l’extraction d’ADN à partir d’ossements anciens, et pour ce travail, on a besoin des installations de la salle blanche, explique Mme Larocque. C’est un [échantillon] très dégradé et il faut des installations aseptiques pour minimiser la contamination. »
Si je suis en mesure d’isoler un assez bon matériel génétique dans les échantillons de Cap-des-Rosiers, je devrais être capable de différencier ce qui est canadien-français et ce qui est irlandais
Ses travaux poursuivent les recherches pionnières de Tommy Harding, croisant l’information des données généalogiques avec les informations génétiques. In fine, les nouvelles recherches utilisant des techniques plus poussées qui séquenceraient beaucoup plus de paires de nucléotides pourraient permettre d’identifier précisément certaines personnes décédées, et ainsi ouvrir des pistes de recherche en épidémiologie, en démographie historique, en histoire, en biologie de l’évolution, en anthropologie ou en primoarchéologie, explique le professeur Milot.
« La question de nommer publiquement les personnes est plus délicate, relève-t-il. Il y a des enjeux éthiques. Pour l’étude sur la Fille du Roy, on a identifié des porteurs de la mutation génétique qui, eux-mêmes, peuvent l’ignorer. C’est très délicat et il y a une question probabiliste en jeu. »
Ossements irlandais
Camille Julien, elle, travaille sur les résultats d’une fouille dans une fosse commune menée en 2016 à Cap-des-Rosiers, en Gaspésie. Les ossements pourraient appartenir à sept immigrants irlandais naufragés du navire Carricks of Whitehaven en 1847. « Il n’y a jamais eu de preuve tangible que la fosse contenait ces restes, indique-t-elle. Je tente d’estimer leur origine biogéographique. »
Le projet émane en partie de Georges et Charles Kavanagh, descendants de rescapés de la même tragédie maritime, qui désirent savoir si d’autres passagers sont enterrés en Gaspésie. « C’est très touchant, dit Mme Julien. En commençant mes recherches, je ne pensais pas avoir un sujet aussi passionnant, qui a encore des répercussions sensibles aujourd’hui. »

Elle examine des polymorphismes de nucléotides, soit la variation de paires de bases du génome entre les individus. Cette caractéristique peut varier d’une région du monde à l’autre. Les îles britanniques sont très bien caractérisées par le projet The People of the British Isles (PoBI) lancé à l’Université d’Oxford en 2004.
« Si je suis en mesure d’isoler un assez bon matériel génétique dans les échantillons de Cap-des-Rosiers, dit Camille Julien, je devrais être capable de différencier ce qui est canadien-français et ce qui est irlandais. »
Les deux amies étudiantes participent aussi depuis deux ans à l’élaboration de protocoles pour les recherches en salle blanche et l’extraction d’ADN des ossements toujours contaminés par les micro-organismes, d’autres espèces ou d’humains, parfois les archéologues eux-mêmes. Les cellules résiduelles des naufragés sont encore plus dégradées par l’eau. Une règle dans le milieu dit que le type de conservation a plus d’impact sur la qualité de l’ADN que l’âge de celui-ci. Une momie égyptienne dans son sarcophage peut s’avérer plus « parlante » qu’un corps du XXe siècle mal conservé ou contaminé par l’ADN humain présent partout dans l’air.
Le but fondamental serait de centraliser et de boulonner les méthodes de la fouille aux analyses d’échantillons.
La paire d’étudiantes québécoises sera d’ailleurs au Musée de l’homme à Paris, en août, pour un projet dit de validation croisée. Le labo parisien servira à comparer les techniques et les résultats du Laboratoire de génétique des populations de l’UQTR. « On commence à instaurer avec ce musée des recherches sur des questions comparatives France-Québec », résume le professeur Milot.
Originalité québécoise
À vrai dire, le Québec représente un cas quasi unique au monde. « À l’échelle internationale, il y a très peu d’endroits dotés d’infrastructures de données aussi riches qu’ici », souligne la professeure de l’UQTR Marie-Ève Harton, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire des dynamiques de population au Québec (XIXe et XXe siècles). « Il y a bien sûr un intérêt pour l’historiographie spécifique du Québec. On comprend nos dynamiques propres avec nos données. Mais sur différents sujets, les banques d’information d’ici permettent des recherches impossibles ailleurs, et même de tester des hypothèses fondamentales. »
La petite population de départ en Nouvelle-France a été suivie à la trace individuellement par l’Église catholique, puis par l’État, pendant quatre siècles. Les chiffres des informations accumulées donnent le vertige. Le fichier Balsac de l’Université du Québec à Chicoutimi, fondé il y a cinquante ans par l’historien Gérard Bouchard, contient plus de quatre millions d’actes de l’état civil se rapportant à plus de six millions d’individus couvrant quatre siècles.
La professeure Hélène Vézina, de l’UQAC, pilote maintenant le projet i-Balsac, pour ajouter environ six millions d’actes de naissance et de décès de 1850 à 1920. En trois ans de développement, aidée par la technique de reconnaissance automatique des documents manuscrits, cette nouvelle infrastructure sera plus imposante que celle construite en quatre décennies autour de Balsac.
Il existe d’autres infrastructures québécoises notables. L’Université de Montréal gère le Registre de la population du Québec ancien, qui « reconstitue » la population catholique depuis le début de la colonie. L’Infrastructure intégrée des microdonnées historiques de la population du Québec, fruit de la collaboration de plusieurs universités, rend accessibles les actes de l’état civil (1621-1914) et les recensements nominatifs canadiens (1852-1911). Le Centre interuniversitaire d’études québécoises a lancé un projet de cartographie de haute résolution pour situer les données génomiques, contextuelles et géographiques afin de circonscrire les mécanismes étudiés à l’échelle individuelle, familiale, communautaire ou nationale.
Sociologue de formation, la professeure d’histoire Marie-Ève Harton se spécialise dans l’étude de la fécondité et des migrations à partir de ces infrastructures. Elle a notamment déboulonné le mythe de la Canadienne française toujours surproductrice d’enfants en montrant les cas variés de grandes, moyennes et petites familles.
« Les dynamiques de population actuelles constituent le prolongement de processus enclenchés au cours des siècles passés, explique-t-elle. La transition démographique s’est amorcée des décennies avant l’arrivée de la pilule contraceptive. La fécondité baissait dès les années 1920 pour la population canadienne-française. »
La génétique enrichit la compréhension sociohistorique, par exemple pour « conditionner certaines tendances en matière de mortalité », comme le fait que le taux de mortalité était particulièrement élevé chez les enfants autrefois.
« Plus on ajoute de dimensions, plus les analyses deviennent convaincantes, dit la spécialiste. En suivant le parcours d’un individu, on peut comprendre si une femme a eu ses enfants avant ou après son exil vers la Nouvelle-Angleterre ou si le mariage d’un homme a précédé la migration. Les infrastructures permettent de ne pas se concentrer sur les cas uniques, d’établir les mécanismes complexes et les causes multiples à l’échelle populationnelle. »