Les Dénisoviens en nous

En 2010, une fouille dans la galerie orientale de la grotte de Denisova, en Russie
Photo: Bence Viola / Université de Toronto En 2010, une fouille dans la galerie orientale de la grotte de Denisova, en Russie

L’ADN ancien révèle des secrets bien gardés sur les migrations, l’évolution et le métissage des populations humaines, mais également sur l’histoire des agents pathogènes et des animaux. Premier article d’une série sur la bouillonnante science paléogénomique.

En janvier 2010, le paléoanthropologue Bence Viola est débarqué à Novossibirsk, en Sibérie occidentale, pour mieux comprendre l’origine d’une mystérieuse phalange. Des collègues russes avaient envoyé la moitié de cet os fossilisé, trouvé dans la grotte de Denisova, au laboratoire allemand auquel il venait tout juste de se joindre pour un stage postdoctoral. De premières analyses génétiques laissaient croire que cette simple phalange n’appartenait pas à un humain comme les autres.

Dans la métropole sibérienne, l’archéologue russe Anatoly Derevyanko sortit de la poche de sa chemise une dent « absolument énorme », trouvée dans la même grotte, et la montra à ses confrères européens en visite. M. Viola, qui est maintenant professeur à l’Université de Toronto, fut subjugué. « Quand j’ai vu cette dent, raconte-t-il, je savais tout de suite que ce n’était pas de l’homme moderne, pas du Néandertalien : c’était quelque chose de complètement différent. »

Une nouvelle sous-espèce humaine était découverte : le Dénisovien. Des analyses exhaustives de l’ADN de la phalange vieille de 50 000 ans révéleraient qu’il s’agit d’une sous-espèce proche des Néandertaliens qui, sans la paléogénomique, serait probablement restée dans l’ombre pour toujours. Et nous n’aurions jamais su que notre propre espèce, Homo sapiens, s’est mélangée aux Dénisoviens et que plusieurs populations en portent aujourd’hui la marque génétique.

L’ADN ancien

« Quand on a commencé à analyser l’ADN ancien de fossiles, des gens ont pensé que c’était seulement une mode, que cela ne pouvait rien nous apprendre de nouveau », relate M. Viola. L’histoire a donné tort à ces détracteurs : depuis une douzaine d’années, le nombre de publications scientifiques fondées sur l’ADN ancien connaît une progression exponentielle. Les revues les plus prestigieuses leur offrent une vitrine comme à peu d’autres disciplines.

« L’efficacité des techniques a explosé depuis 20 ans. Cela a ouvert beaucoup, beaucoup de portes pour nous, bioanthropologues et archéologues, sur des questions précises qu’on se posait sur les populations et les individus », souligne Isabelle Ribot, professeure au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal, qui tire avantage des analyses d’ADN ancien pour approfondir sa recherche.

Quelques grands laboratoires dans le monde mènent le bal de la paléogénomique. L’un d’eux est celui du généticien Svante Pääbo, de l’Institut Max-Planck d’anthropologie évolutionniste, à Leipzig, avec qui Bence Viola travaillait au moment de l’identification des Dénisoviens. Le généticien David Reich, à l’Université Harvard, est un autre maître de l’ADN ancien qui a eu énormément d’influence dans ce champ de recherche.

Douze ans après la découverte des Dénisoviens, très peu de fossiles sont officiellement associés à ces humains, qui avaient probablement la carrure de joueurs de football. Dans la grotte de Denisova — aussi visitée au fil des millénaires par Homo sapiens et Homo neandertalensis —, les spécialistes ont seulement attribué une phalange, trois dents et un petit fragment osseux aux Dénisoviens. En 2019, un fossile en provenance d’un autre site — la mandibule de Xiahe, trouvée au Tibet — était pour la première fois associé à la sous-espèce dénisovienne.

Grâce à ces trouvailles, un certain profil du Dénisovien prenait forme. « On pensait que c’était une espèce adaptée aux régions froides et aux hautes altitudes, parce qu’on l’avait retrouvée dans l’Himalaya et dans l’Altaï [en Sibérie] », relève l’anthropologue français Fabrice Demeter, professeur au Centre GeoGenetics de la Fondation Lundbeck, de l’Université de Copenhague. La paléogénomique allait cependant vite mettre en doute cette hypothèse.

Car dès que le génome de l’homme de Denisova fut déchiffré, des chercheurs le comparèrent à celui des humains modernes. Ils ne trouvèrent qu’une infime trace de génome dénisovien chez les Européens. Toutefois, ils découvrirent jusqu’à 5 % de matériel génétique dénisovien chez certaines populations d’Asie du Sud-Est et d’Océanie, comme les Aetas des Philippines, les Papous de Papouasie–Nouvelle-Guinée et les aborigènes d’Australie. Les Dénisoviens vivaient-ils également sous les tropiques, où ils se seraient métissés avec ces populations ?

Une découverte publiée ce printemps par une équipe comprenant M. Demeter répond très probablement à cette question.

Denisova au Laos

 

En 2018, M. Demeter et plusieurs collègues fouillaient la grotte de Tam Pà Ling, au Laos, où ils avaient déjà trouvé plusieurs fossiles anciens. Comme à leur habitude, les spécialistes ont ensuite fait de la prospection aux alentours dans l’espoir de découvrir de nouveaux sites archéologiques.

Les géologues et les spéléologues de l’équipe trouvèrent alors l’entrée d’une grotte — « Cobra Cave » — où se trouvait une brèche fossilifère, c’est-à-dire de la roche sédimentaire contenant des fossiles. Des dents et des os, appartenant autrefois à des humains et à des bêtes vivant dans la plaine adjacente, ont été transportés jusque-là voilà des millénaires par de fortes pluies.

Dans de telles brèches, tous les os sont fragmentés, mais les dents — la pièce la plus dure du squelette — sont généralement intactes. L’une des dents trouvées dans la Cobra Cave attisa justement la curiosité des chercheurs. En comparant méticuleusement sa forme à celles de Denisova, ils conclurent qu’elle appartenait à cette sous-espèce. « Ç’a été vraiment un moment d’euphorie pour toute l’équipe », raconte M. Demeter.

Cet été, l’équipe analysera en laboratoire quelques milligrammes de la dentine — la partie de la dent qui se trouve sous l’émail — de l’échantillon pour en extraire de l’ADN. Si cela se révèle fructueux, l’appartenance de ce fossile au groupe dénisovien sera établie hors de tout doute, quoique les auteurs de la publication en soient déjà fermement convaincus.

Ainsi, les Dénisoviens apparaissent désormais comme des êtres adaptés à divers climats. De nombreux spécialistes estiment que leur territoire, centré sur la Chine, était immense, et que les fossiles trouvés jusqu’à présent n’en sont qu’à la marge.

Des fossiles trouvés en Chine constituent effectivement de « très bons candidats » pour Denisova, selon M. Viola. Les spécialistes occidentaux attendent les analyses de leurs collègues chinois pour établir si le crâne de Harbin — appartenant à un humain ancien surnommé « Dragon Man » — est dénisovien. Une mandibule trouvée par des pêcheurs dans le détroit de Taiwan est aussi un fossile pressenti pour appartenir à la sous-espèce.

Une rencontre avec Homo erectus ?

Et qu’en est-il de l’arbre familial de Denisova ? La paléogénomique nous apprend que les Dénisoviens et les Néandertaliens ont divergé d’ancêtres communs il y a environ 500 000 ans. Les Dénisoviens auraient survécu beaucoup plus tardivement que leurs cousins : le métissage observé de nos jours en Asie du Sud-Est serait survenu de 50 000 à 20 000 ans avant notre époque, voire encore plus récemment. Si ces estimations se confirment, les Dénisoviens seraient les derniers humains archaïques à avoir survécu.

Des mystères persistent évidemment au sujet de Denisova. Une partie de son génome (4 %) provient d’un mélange avec une population humaine encore plus ancienne, dont l’identité est inconnue pour l’instant. Le professeur Viola pense qu’il s’agit peut-être d’Homo erectus, arrivé en Asie de l’Est il y a presque deux millions d’années. Cela voudrait dire que Denisova aurait croisé sa route — et partagé son lit.

Pour y voir plus clair, il faudrait obtenir davantage d’ADN dénisovien, mais aussi savoir déchiffrer le génome d’échantillons encore plus anciens. Cette tâche est ardue : le temps qui passe brise les molécules stockant l’information génétique.

Il y a aussi les choses que l’ADN ne pourra jamais nous apprendre. Quelles étaient les habitudes culturelles des Dénisoviens ? Quels outils de pierre utilisaient-ils ? La découverte d’une grotte exclusivement peuplée par cette sous-espèce aiderait à répondre à ces questions. Comme quoi la génomique ne tuera jamais l’archéologie.

« C’est toujours un travail entre disciplines, indique Isabelle Ribot. Il faut contextualiser le tout, trouver des questions de recherche intéressantes. Sinon, l’ADN ancien, à quoi ça sert ? »

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