Les jardins suspendus de Makkovik

Au large du Labrador, des biologistes ont découvert l’été dernier une falaise sous-marine tapissée de coraux centenaires. Ils retourneront cette année visiter cet habitat d’une richesse remarquable afin d’en détailler l’étendue. Récit.
Le 20 juillet dernier, Bárbara Neves, une biologiste spécialiste des coraux d’eaux froides, avait du mal à contenir son excitation. Dans un petit compartiment sur l’étage inférieur du brise-glace canadien Amundsen, elle vouait toute son attention aux moniteurs transmettant en direct les images d’un sous-marin téléguidé 600 mètres plus bas.
La veille, ce même sous-marin, dont c’était le premier déploiement scientifique officiel, braquait ses caméras sur une parcelle du fond marin, au large du Labrador, où les scientifiques avaient de bonnes raisons de croire qu’ils pourraient trouver des coraux jamais vus dans la région.
« Il y avait beaucoup d’éponges de mer, très blanches, très rapprochées. Il y avait plein d’anémones de mer. Il y avait des étoiles de mer accrochées sur les parois rocheuses. Ça commençait à être intéressant », raconte Mme Neves, qui travaille comme chercheuse pour le ministère Pêches et Océans Canada (MPO). « Et puis, on a vu un ou deux coraux de l’espèce qu’on cherchait : les gorgones ! »
Cette famille de coraux, qui peut engendrer des spécimens très grands, est considérée comme un indicateur d’« écosystèmes marins vulnérables ». Les gorgones grandissent très lentement et vivent durant des siècles. Quand ils subissent des aléas, ils ne s’en remettent que très lentement. Comme tous les coraux, ce sont par ailleurs d’excellents refuges pour les poissons qui veulent se reposer ou se reproduire.

Les premières trouvailles du 19 juillet — des gorgones de l’espèce Primnoa resedaeformis — avaient de quoi encourager les scientifiques, mais sans combler pleinement leurs attentes. Au large de Makkovik, où mouillait l’Amundsen, des pêcheurs avaient vu, empêtrés dans leurs filets au fil des années, les signes d’une population très abondante de coraux.
David Côté, un autre biologiste du MPO, s’était d’abord fait mettre la puce à l’oreille par Wilfred Bartlett, un pêcheur labradorien qui s’était bâti une collection de coraux séchés à partir des spécimens se retrouvant dans ses filets. « Bartlett disait, en encerclant une grande zone sur une carte : c’est environ à cet endroit où j’ai récolté ces coraux », rapporte M. Côté.
« Quand nous travaillions là-bas, c’était bon à savoir, raconte M. Côté. Mais cette zone faisait 250 kilomètres carrés. Ça demeure très grand quand tu essaies de trouver quelque chose, surtout en eaux profondes. »
« Si tu ne sais pas où regarder, la plupart du temps, tu vas tomber sur une grosse pile de boue », ajoute-t-il.
Plus récemment, c’est Joey Angnatok, un autre pêcheur de la région, qui est tombé sur des coraux. En plongeant son équipement en mer, il s’est rendu compte qu’une montagne sous-marine se dressait là. En remontant ses filets, le pêcheur a compris que toute une ménagerie d’éponges et de coraux vivait à cet endroit. Il a noté les coordonnées afin de ne jamais y pêcher à nouveau.
Pour David Côté, de telles informations valent de l’or. Les deux hommes, qui se connaissent depuis 2006, sont fréquemment en contact afin d’échanger de l’information. Joey Angnatok « passe sa vie entière en mer », dit M. Côté. « Si quelqu’un peut avoir la moindre idée d’un endroit qu’on devrait aller voir, c’est bien lui », ajoute-t-il.
En 2020, les scientifiques espéraient donc mettre à profit le tout nouveau sous-marin Comanche 38, propriété d’Amundsen Science, pour y voir plus clair. Ce jouet équipé de caméras haute définition, de bras mécaniques, de boîtes d’échantillons et de carottiers remplaçait le SuperMohawk utilisé de 2003 à 2018 et souffrant de nombreux problèmes techniques.
La pandémie a cependant forcé les scientifiques à prendre leur mal en patience. Puisque l’utilisation d’un sous-marin téléguidé requiert de multiples professionnels et techniciens, et que les places sur le navire étaient restreintes, le Comanche 38 n’a pas effectué sa plongée scientifique inaugurale.
L’équipage a cependant pris le temps de cartographier en détail le fond marin dans la région d’intérêt grâce à un sonar. On n’a pas trouvé la montagne sous-marine dont Joey Angnatok parlait, mais la bathymétrie précise a néanmoins permis de localiser des falaises très abruptes, propices aux coraux.
Un écosystème rare ?
L’été suivant, c’était l’heure de vérité. Les scientifiques ont ciblé une zone sous-marine très pentue, à une quarantaine de kilomètres du village côtier de Makkovik. Après les signaux encourageants obtenus lors de la première plongée, ils sont tombés, le second jour, sur une falaise sous-marine haute comme un gratte-ciel de 60 étages.
« On a commencé à voir plus de coraux, raconte Mme Neves. Un ! Deux ! Trois ! Quatre ! Dans la salle de contrôle, la folie s’est installée : tout le monde était un peu trop excité. Les coraux que nous avons trouvés étaient très nombreux et rapprochés. Quand on regardait l’écran, on ne voyait pas beaucoup d’espace entre eux. La biodiversité autour était comparable à celle de la veille, avec les mêmes éponges, les mêmes étoiles de mer, les mêmes anémones de mer. »
Sur des images vidéo captées ce jour-là, le bras robotique du sous-marin s’affaire à prélever un échantillon d’un bouquet de corail ressemblant à une grosse vadrouille orangée. Malgré ce dérangement inattendu, un poisson demeure réfugié entre les branches de son compagnon benthique.
Les coraux font partie du règne animal, mais ne peuvent se déplacer. Ce sont des polypes, des animaux cylindriques, cousins des méduses, qui se bâtissent un squelette dur. Les gorgones n’ont pas besoin de soleil et s’alimentent de plancton. On les voit généralement dans les fonds marins rocheux, où leur squelette peut se fixer.
La paroi découverte — que les scientifiques désignent maintenant sous le nom des « jardins suspendus de Makkovik » — est essentiellement verticale. Cela empêche l’accumulation de sédiments et pourrait y expliquer la présence des coraux gorgones, jamais vus au large du Labrador.
Ce genre d’écosystème, doté d’une riche faune marine, impressionne les amateurs comme les connaisseurs, mais n’est pas nécessairement rare, soutient Mme Neves. « On croit que les coraux sont un peu partout dans la région, et que ce qui manque, c’est la possibilité de les chercher, de les trouver et de faire le suivi », poursuit-elle.
Le sous-marin ouvre de nouvelles possibilités d’exploration, car c’est le seul équipement permettant d’étudier des parois verticales.
« Haute importance »
Les jardins suspendus de Makkovik se trouvent tout juste en dehors d’une bande de territoire marin que le Nunatsiavut — le gouvernement autonome inuit de Terre-Neuve-et-Labrador — désire gérer économiquement et protéger.
D’après les cartes sous-marines, M. Côté croit que la grappe de biodiversité découverte en juillet 2021 s’étend aussi à l’intérieur du territoire réclamé par le Nunatsiavut. « Jusqu’à présent, nous avons seulement été capables d’y jeter un rapide coup d’œil, mais il y aura beaucoup de science à faire pour comprendre comment ces systèmes fonctionnent et jusqu’où ils s’étendent », dit-il.
Dès cet été, les chercheurs visiteront à nouveau le site de Makkovik depuis l’Amundsen et y immergeront leur sous-marin. Ils se rendront aussi ailleurs le long de la côte du Labrador, notamment à un endroit surnommé Joey’s Gully, conseillé par M. Angnatok. Après deux d’absence en raison de la pandémie, des Inuits du Nunatsiavut monteront à bord du navire et prendront part à la croisière scientifique.
Dans leur rapport de mission de l’an dernier, les scientifiques écrivent que le site de Makkovik doit être considéré comme un site de « haute importance en matière de conservation pour les invertébrés et les poissons ». Toutefois, les observations scientifiques ne sont qu’une première escale sur la longue route menant vers l’établissement d’une aire marine protégée, avertit avec lucidité Mme Neves.