Les spermatozoïdes ne font pas tout le travail

On a tous appris la même histoire dans notre enfance. Pour créer un embryon, des spermatozoïdes se lancent dans une course effrénée. Seul le plus fort et le plus rapide réussit à féconder l’ovule… qui attend passivement. Une image de la reproduction qui est fausse et teintée de stéréotypes genrés. Non, l’ovule ne fait pas qu’attendre que son vaillant chevalier honore son existence, reconnaît aujourd’hui la biologie.

La fécondation est plutôt le fruit d’une interaction — d’un raffinement prodigieux — entre l’ovule et le spermatozoïde. « On fait du spermatozoïde le héros de la fécondation, alors que beaucoup de recherches démontrent qu’il y a un processus actif, fait valoir Stéphanie Pache, professeure de sociologie du genre et des sexualités à l’UQAM. L’ovule sélectionne le spermatozoïde qu’il laisse entrer. »

L’idée, bien ancrée dans nos esprits, voulant que les gamètes mâles fassent tout le travail est assurément à cent lieues de la réalité, convient le Dr Pierre Leclerc, professeur au Département d’obstétrique et de gynécologie de l’Université Laval.

« D’un point de vue strictement dynamique, c’est vrai que le spermatozoïde bouge plus. Il se déplace, alors que l’ovule demeure en place, reconnaît le spécialiste en reproduction humaine. Mais il ne peut pas tout faire tout seul. L’ovule a une grosse job de sélection à faire. »

Un travail qui revêt une complexité inouïe. Et par lequel plusieurs barrières de protection érigées sur le parcours des spermatozoïdes permettent de sélectionner celui — la clé — qui sera en mesure de s’imbriquer à la serrure — l’ovule, explique le Dr Leclerc.

Le dernier mot

 

Contrairement à la croyance populaire, ce ne sont pas des millions de spermatozoïdes qui se retrouveront face à l’ovule à la fin du processus, mais plutôt un ou deux. Après l’éjaculation, nombre de spermatozoïdes sont bloqués dès leur arrivée dans le col de l’utérus, puis plus loin à la frontière entre l’utérus et les trompes de Fallope, souligne l’expert. « Par la suite, dans les trompes de Fallope, les spermatozoïdes vont rester attachés aux cellules et seront relâchés presque un à un pour se rendre jusqu’au site de fécondation plus près de l’ovaire », dit-il.

Là, le cumulus (composé de cellules reliées entre elles par un fluide visqueux et collant) bloquera à son tour les spermatozoïdes moins aptes à féconder l’ovule, poursuit le médecin. La zone pellucide qui enveloppe l’ovule effectuera une autre étape de la sélection. Seuls les spermatozoïdes appartenant à l’espèce humaine et ceux détenant une motilité hyperactive (les mouvements du flagelle sont plus forts et vigoureux) pourront traverser la barrière, explique le Dr Leclerc.

Le spermatozoïde entrera ensuite en contact avec la membrane de l’ovule, pour s’y coller et ultimement fusionner avec elle. « C’est là que la motilité du spermatozoïde s’arrête automatiquement, indique l’expert. C’est l’ovule qui fera le travail pour faire pénétrer le spermatozoïde et faire en sorte qu’il s’engouffre à l’intérieur de l’ovocyte. »

Pour y parvenir, des protéines à la surface de l’ovule s’assureront que des protéines complémentaires se trouvent à la surface du spermatozoïde. « C’est l’ovule qui a le dernier mot, soutient le Dr Leclerc. C’est lui qui va décider qui passe et qui ne passe pas. »

Normes de genre

 

On est donc loin de ce mirage voulant que la composante masculine fasse tout le travail pendant que son homologue féminin patiente. Un mythe qui est toutefois tenace, malgré les avancées de la biologie.

Pourtant, en 1991, l’anthropologue américaine Emily Martin, de l’Université Johns Hopkins, établissait, dans un article prégnant intitulé The Egg and the Sperm: How Science Has Constructed a Romance Based on Stereotypical Male-Female Roles, à quel point « les stéréotypes centraux dans notre définition culturelle de l’homme et de la femme » ont teinté la représentation du processus de fécondation non seulement dans l’imaginaire populaire, mais aussi dans les livres de biologie.

Pendant que les spermatozoïdes y sont dépeints comme des « survivants », « forts et énergiques », enrôlés dans une « mission périlleuse » qui couronnera un grand gagnant, l’ovule est comparé à « une épouse endormie qui attend le baiser magique de son compagnon » qui instillera la vie en elle, cite-t-elle entre autres exemples.

Cette lecture de la biologie, donnant le beau rôle à la gent masculine, n’est pas propre à notre époque, mais remonte à plusieurs siècles, relève Julie Lavigne, historienne de l’art et professeure au Département de sexologie de l’UQAM. Il y a probablement eu là un désir de l’homme de reprendre du pouvoir sur le processus de gestation, dont il est complètement exclu, relève l’experte en éthique et représentation de la sexualité.

Et cette volonté, affirmée à partir du XVIIIe siècle, de documenter les différences hommes-femmes. « Ça tombait sous le sens, vu que la femme [était perçue] comme plus faible et que son ovule ne bouge pas, que celui-ci attendait d’être fécondé par le valeureux spermatozoïde », mentionne la professeure. En biologie, comme dans les autres sciences, les représentations que l’on se fait de la réalité peuvent être « teintées des normes sociales généralement véhiculées, dont les normes de genre », souligne Stéphanie Pache, professeure de sociologie du genre et des sexualités à l’UQAM.

Faut-il en comprendre que la biologie est politique ? Certainement, disent les deux chercheuses. « L’enjeu, c’est qu’on n’a pas un accès direct à la réalité, relève Stéphanie Pache. On peut faire une photo à l’aide, entre autres, de la microscopie électronique, et la photo est réelle. Mais la manière dont on va comprendre la photo et la décrire, ça va être médié par notre langage et la façon dont on voit le monde. »

Les nouvelles technologies biomédicales, la féminisation des professions scientifiques et l’acceptation d’un rôle plus égalitaire de la femme dans la société ont, avec le temps, élargi le champ des possibles. Mais encore reste-t-il à déconstruire les récits romancés qui ont fécondé l’imaginaire collectif.

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