Des ingénieurs qui repoussent les limites de la science

Rose Carine Henriquez Collaboration spéciale
Lili-Anna Pereša, Dragan Tutic et Thibaud Lozano
Photomontage: Le Devoir Lili-Anna Pereša, Dragan Tutic et Thibaud Lozano

Ce texte fait partie du cahier spécial Génie québécois

Autrefois cantonnés aux secteurs industriel et minier, les ingénieurs exercent aujourd'hui leurs talents dans une multitude de domaines. La preuve par trois.

Électrifier le monde, Lili-Anna Pereša

Depuis 2013, Lili-Anna Pereša dirige l’organisation Centraide du Grand Montréal. Un milieu où elle s’efforce d’aborder les questions sociales comme des problèmes techniques, c’est-à-dire en étant toujours orientée vers les réponses et les solutions innovantes. Regard sur un parcours qui l’a souvent menée au bout du monde. 

Née de père croate, Lili-Anna Pereša se rend pour la première fois en ex-Yougoslavie à 11 ans. Témoin du manque d’accès aux services essentiels, comme l’électricité et l’eau courante, elle est animée du désir, utopique selon son propre aveu, d’électrifier le monde. Pourtant, il s’en est fallu de peu pour que la jeune Lili-Anna ne devienne jamais ingénieure. Au secondaire, son conseiller d’orientation lui suggère en effet de ne pas poursuivre ses études en science. Par défi, elle n’en fait qu’à sa tête.

Plusieurs diplômes plus tard, dont un en génie électrique, elle poursuit sa mission en combattant les inégalités sociales. « C’est ça qui m’anime aujourd’hui et qui va m’animer jusqu’à mon dernier jour, confie-t-elle. Je veux m’assurer que le monde dans lequel on vit, avec ses défis de transition écologique, continue à bien se porter et que les gens qui y vivent aient des chances égales. »

Le fruit d’un vécu

L’engagement de Lili-Anna Pereša est aussi le mélange heureux de réalisations aussi bien sociocommunautaires qu’humanitaires. Elle a dirigé des organismes de soutien aux personnes vulnérables, notamment les Petits Frères, le Y des femmes de Montréal, One Drop et Amnesty International France.

Dans sa traversée du monde, elle a enseigné au Malawi, construit des mobylettes-ambulances au Burkina Faso et a été cheffe de mission en Croatie en pleine périodede guerre. D’ailleurs, cette dernière expérience, marquantepour elle, se révèle précieuse dans le contexte actuel.« Ce que j’ai appris a été excessivement utile pour la pandémie puisque c’est exactement la même approche, la même intensité, le même focus qui doit se faire. Se recentrer sur l’essentiel, sur la priorisation des enjeux, sur la recherche de solutions rapides et immédiates. »

Or, dans son quotidien professionnel, les défis demeurent nombreux. « Conscientiser et sensibiliser les gens àdes enjeux qui ne sont pas proches d’eux, c’est un défi constant, explique-t-elle. Mais avec la pandémie, on prend conscience davantage des fractures sociales et des fractures numériques. »

Avec Centraide, elle dit avoir le privilège d’être à l’intersection du milieu communautaire, des gens d’affaires et des décideurs, ce qui lui donne l’occasion de créer des ponts, de tisser des liens et de faciliter la compréhension entre ces différents secteurs.  Elle ajoute que, dans n’importe quelle situation, elle réfléchit comme une ingénieure. C’est indissociable de son identité.

Une lignée féminine

 

Lili-Anna Pereša n’est d’ailleurs pas la seule ingénieure à être à la tête d’un organisme communautaire. Elle-même a succédé à Michèle Thibodeau-Deguire, la première femme diplômée en génie civil de Polytechnique Montréal. Caroline Sauriol dirige par ailleurs les Petits Frères et Cécile Arbaud, Dans la rue.

Lors de ses études, les femmes étaient très peu nombreuses, se rappelle-t-elle. Une fois diplômée, elle est entrée au service de Bell. Elle se souvient des commentaires sexistes et déplacés qu’elle devait endurer sur le terrain. Puis, il y a eu ce triste 6 décembre 1989. « La tuerie de Polytechnique a été pour moi ce que j’appelle mon wake-up call, avoue-t-elle. J’ai revu ce que je voulais faire dans la vie, je voulais utiliser le génie électrique comme un outil pour changer le monde. »

Et au nom de sa fille de 18 ans, Lili-Anna Pereša ne compte pas reculer devant les batailles à venir, y compris celles associées au genre.


Boire l’océan, Dragan Tutic

Lors d’un voyage en Corse, dans la région française de Bonifacio, Dragan Tutic est fasciné par l’immensité bleue qui s’offre à lui, si abondante. Pourquoi donc ne pas se servir de cette ressource à portée de main comme source d’eau potable, se demande-t-il ?

Cette idée autour de laquelle il a orchestré sa vocation et son entreprise, Oneka Technologies, est un peu sa manière à lui de ne pas perdre espoir. Alors qu’il existe des technologies permettant de convertir l’énergie des vagues en électricité, Dragan Tutic a décidé, pour sa part, d’utiliser ce mouvement perpétuel pour dessaler l’eau de mer et en faire une source d’eau potable.

Il est encore étudiant à l’Université de Sherbrooke, en génie mécanique, lorsqu’il conçoit, avec l’aide de collègues, le premier prototype de dessalement par les vagues, qui sera testé aux îles de la Madeleine. En 2015, il cofonde l’entreprise Oneka Technologies, qui n’a cessé de croître depuis. Cinq ans plus tard, après des étapes de validation de marché et de développement, cinq unités de dessalement ont été construites et la sixième est en préparation.

Un choix durable

 

Plus de 70 % de la surface de la Terre est recouverte d’eau, mais 1 % seulement de cette eau est douce. En plus de cela, certaines régions du monde souffrent d’un réel problème d’approvisionnement en eau, selon l’ingénieur. « L’eau sur la Terre est mal distribuée, les nappes phréatiques ne sont malheureusement plus capables de fournir suffisamment d’eau et on doit se tourner vers le dessalement. »

Photo: Oneka Technologies Dragan Tutic utilise le mouvement perpétuel des vagues pour dessaler l’eau de mer et en faire une source d’eau potable.

Devenues monnaie courante à l’échelle planétaire, les solutions traditionnelles impliquent l’utilisation de pompes alimentées par des génératrices et du carburant. Par conséquent, elles sont polluantes. Dragan Tutic propose quant à lui une technologie presque naturelle sous la forme de bouées exemptes de composants électriques. C’est la houle des vagues qui actionne les pompes et la filtration de l’eau.

La mission de l’ingénieur est de faire des océans la source d’eau potable la plus durable et abordable pour les populations côtières, avoue-t-il. « On a la chance d’avoir un impact réel sur les changements climatiques, auxquels contribue l’industrie du dessalement qui est en pleine croissance, avance-t-il. S’il y a un moment où on peut la faire pivoter dans la bonne direction et l’envoyer vers un futur durable, c’est maintenant. »

Contribuer

 

Dragan Tutic adore le côté créatif de son métier. Encore plus lorsque l’une de ses innovations provoque un changement et rallie les esprits autour d’une même vision. La conception s’accompagne toujours du désir de résoudre des problèmes. C’est bien la beauté de l’ingénierie, selon lui. « On possède notre coffre à outils, grâce auquel on est capable de développer des solutions physiques, mécaniques, électroniques pour résoudre les problèmes d’envergure qui se posent à la société. »

Ses nombreux voyages l’ont certainement sensibilisé et lui ont donné le goût de se « retrousser les manches », lui qui croit fermement que l’on peut changer notre façon de penser. « C’est un défi humain de changer notre perspective sur le monde, nos valeurs, souligne-t-il. Les aspects techniques vont suivre si notre esprit est à la bonne place. »

Une des unités d’Oneka Technologies est en phase précommerciale et en préparation pour un lancement dans le courant de l’année prochaine. Des ententes avec des clients des Caraïbes et du Chili sont en cours de discussion.


Atteindre l’inaccessible, Thibaud Lozano

L’industrie des drones connaît un véritable essor, autant auprès du grand public que dans les milieux professionnels. En génie civil, les possibilités presque infinies qu’offre cette technologie ont séduit Thibaud Lozano, ingénieur en infrastructures de transport chez EXP, une firme multidisciplinaire.

Depuis tout petit, j’aime essayer de comprendre le fonctionnement des choses, raconteThibaud Lozano. J’ai toujours eu ce besoin de challenge et de défis techniques, d’user de créativité pour trouver des solutions à des problèmes aux contraintes complexes. » Piloter des drones s’est donc avéré le terrain de jeu idéal pour ce diplômé en génie civil de Polytechnique.

Conquérir le ciel

 

L’usage du drone permet des applications multiples dans différents secteurs tels que la construction, l’architecture, l’hydraulique ou l’inspection des structures, selon l’ingénieur. Un des grands avantages, d’après lui, est la sécurité qui accompagne l’exercice de captation de données. Un pont, un cours d’eau, un immeuble de plusieurs dizaines d’étages, plus rien n’est inaccessible.

Pour le pilote, l’outil ne remplacera jamais l’humain, mais demeure complémentaire et facilite grandement le travail. « Par exemple, sur des talus très escarpés, sujets à des glissements de terrain, on va préconiser d’y aller en drone, explique-t-il. Ce n’est peut-être pas aussi précis que l’arpentage traditionnel, mais ça répond au besoin immédiat et on évite d’exposer une ressource humaine à un risque élevé. »

Et à chaque drone sa spécificité. Dans ce marché en pleine croissance, où les revenus atteignaient déjà 4 milliards de dollars américains en 2015, selon l’Agence américaine de l’aviation civile (FAA), on en retrouve pour tous les goûts et les besoins. « C’est tellement un domaine nouveau, ça évolue très vite sur le plan technologique et méthodologique, précise Thibaud. Chaque drone répond à certaines contraintes, qu’elles soient climatiques, environnementales ou autres. »

Photo: EXP L’usage du drone permet l'’inspection des structures d'un pont, par exemple.

Avec l’émergence de toutes ces nouvelles applications du drone, il reste encore des limites à définir. D’ailleurs, pour piloter un drone au Canada, depuis l’an dernier, il est devenu obligatoire de passer un examen afin d’obtenir un certificat de pilote. « La réglementation sera probablement appelée à évoluer, à être peaufinée et à s’adapter à toutes les spécificités », estime le jeune ingénieur.

Une communauté multidisciplinaire

 

Thibaud Lozano s’enthousiasme également devant l’ouverture des disciplines du génie quant à l’utilisation du drone. « J’aime toucher à tout et avec l’ensemble des pilotes en Amérique du Nord chez EXP, on travaille sur différents sujets tout le temps, on partage nos connaissances. Parfois, je suis amené à travailler sur des projets dans des disciplines dans lesquelles habituellement je ne serais pas impliqué. » Et bien sûr, les perspectives ne s’arrêtent pas qu’au monde de l’ingénierie.

Il y a une responsabilité qui vient avec cette technologie excitante, mais qui n’est pas un jouet. L’ingénieur en appelle à la prudence et à l’importance de prendre connaissance de la théorie entourant la pratique, que ce soit sur le plan de la sécurité, de la technique et des limitations du matériel. « Ce sont des choses importantes à connaître. Un bon pilote n’est pas quelqu’un qui fait des manœuvres forcément extraordinaires, mais il sera capable d’avoir du recul, de l’analyse, et saura bien étudier les risques. »


 

Une version précédente de ce texte, qui désignait erronément l’endroit où Dragan Tutic a étudié en génie mécanique, a été corrigée.

Ce contenu a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.

À voir en vidéo