Un manque de plaisir dans la vérité scientifique

Physicien, mais aussi philosophe des sciences, Étienne Klein est directeur de recherche au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), un grand organisme gouvernemental de recherche scientifique en France.
Photo: Lionel Bonaventure Agence France-Presse Physicien, mais aussi philosophe des sciences, Étienne Klein est directeur de recherche au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), un grand organisme gouvernemental de recherche scientifique en France.

À ses dires, jamais le physicien et vulgarisateur Étienne Klein ne s’était mouillé de la sorte dans les affaires de la cité. « Le déclencheur, le vrai déclencheur, ce qui m’a fait bouillir, c’est la lecture, le 5 avril dernier, d’un sondage qui est paru dans le journal Le Parisien, en France », dit-il. Alors qu’aucune étude sérieuse n’avait encore conclu quoi que ce soit sur l’efficacité d’un certain médicament contre la COVID-19, on demandait pourtant aux Français de donner leur avis : ce remède fonctionne-t-il ou pas ?

En répondant soit oui, soit non, près de 80 % des sondés ont déclaré savoir ce que personne ne savait. « Aujourd’hui, la tendance à avoir un avis non éclairé sur tout, et à le répandre largement, me semble gagner en puissance », écrit Klein dans Le goût du vrai, un petit livre paru il y a quelques semaines dans la collection « Tracts », chez Gallimard.

« Je crois que c’est la première fois de ma vie que je m’engage à dire publiquement certaines choses qui sont en fait des évidences, confie-t-il en entretien. Mais ces évidences, par les temps qui courent, ces sortes d’idées plates, gagnent un certain relief ; les esprits sont embarqués par une très grande confusion. Donc j’ai voulu rappeler certaines choses, à commencer par le fait que la science — quelle que soit la discipline que l’on considère — n’est pas la déclinaison du bon sens ni la mise en musique de l’intuition. »

La science, parfois à contre-courant de nos instincts, découle d’un processus méticuleux, méthodique et collectif. Or, ce printemps, l’auteur a plutôt vu des « ego boursouflés » prendre possession des plateaux de télévision, des experts « qui assénaient des choses allant au-delà de ce qu’ils savaient vraiment ». Selon lui, cela a effrité la confiance envers les scientifiques, déjà fragile par les temps qui courent.

« Comme le disait Jean-Paul Sartre : “La confiance se gagne en gouttes et se perd en litres.” Je pense qu’on a beaucoup perdu en prestige, en autorité et en confiance », souligne-t-il.

Physicien, mais aussi philosophe des sciences, Étienne Klein est directeur de recherche au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), un grand organisme gouvernemental de recherche scientifique en France. Il a par ailleurs écrit une trentaine d’ouvrages de vulgarisation scientifique. Et comme si ses journées n’avaient pas seulement 24 heures, il anime aussi l’émission de radio La conversation scientifique, sur France Culture, où il interviewe longuement des penseurs chaque semaine.

Dans son « tract » de 64 pages, il évoque notamment l’essai Vérité et véracité. Essai de généalogie du philosophe britannique Bernard Williams. Selon la conception de ce dernier, nos sociétés tiendraient très fort à la véracité : « En témoignent le souci de ne pas se laisser tromper, la détermination à crever les apparences pour détecter d’éventuelles motivations cachées derrière les discours officiels », écrit Klein. Cet attachement intense à la véracité fait naître, en contrepartie, des doutes aussi grands à l’égard de la vérité. « Dès lors que vous niez l’existence de la vérité, au service de quelle cause mettez-vous votre désir de véracité ? » demande l’auteur avec sa plume.

« La pandémie et le confinement nous ont révélé des choses qui existaient avant, poursuit-il au téléphone. Cette ambivalence du rapport entre la science et la société, cette confusion entre le désir de véracité et l’idée de vérité, ce sont des choses qui ont été décrites bien avant la pandémie. […] Sauf que simplement, là, on a pu voir en temps réel comment les choses se déclinent. »

Sans les nommer, il parle des conspirationnistes. « J’ai peur que les gens s’associent dans des groupes, des communautés qui pensent comme eux, de sorte que leurs convictions ne seront jamais confrontées à des contradictions. Et la République, ce n’est pas ça. C’est au contraire un endroit où on doit pouvoir tout entendre. On va pouvoir y affronter des reproches, des critiques, des choses qui nous blessent même. »

La science, explique-t-il, n’est pas démocratique — il ne suffit pas d’être nombreux pour avoir raison —, mais républicaine, dans le sens où chaque citoyen peut exiger des explications, comme il peut revendiquer ses droits fondamentaux.

Le plaisir, un moteur essentiel

 

Ces dernières années, on évoque souvent Internet et les réseaux sociaux pour expliquer pourquoi notre époque verse dans la « post-vérité ». Klein reconnaît que « cette épidémie d’information qui nous submerge » joue un rôle indéniable dans la croissance du relativisme à l’égard de la science. Mais il se réfère aussi à Nietzsche, qui anticipait déjà en 1878 que l’idée de la science pourrait rompre avec celle du plaisir et que cela aurait de graves conséquences.

La science apporte beaucoup de plaisir à celui qui la bâtit, mais peu à celui en apprend les résultats, écrivait le philosophe allemand du XIXe siècle. En plus, elle jette des doutes sur la métaphysique, la religion et l’art qui, normalement, font vibrer l’humain. Nietzsche prédisait ainsi que « le goût du vrai va disparaître au fur et à mesure qu’il garantira moins de plaisir ; l’illusion, l’erreur, la chimère vont reconquérir pas à pas, parce qu’il s’y attache du plaisir, le terrain qu’elles tenaient autrefois : la ruine des sciences, la rechute dans la barbarie en seront la conséquence immédiate ».

Étienne Klein croit que nous sommes arrivés au point redouté par Nietzsche. Il a même choisi le titre de son livre en référence au passage cité plus haut. Nous en serions rendus là, maintenant, à cause de la surabondance d’information, mais aussi parce que la science est rendue si vaste qu’il est devenu difficile d’en tirer du plaisir en la construisant.

« Je pense aussi, ajoute l’intellectuel en entretien, qu’on a tous compris que la science ne répond qu’aux questions de type scientifique. C’est une sorte de tautologie que je rappelle là : la science ne répond pas aux questions qui nous intéressent le plus, celles qui sont liées à la vie, à la justice, à l’amour, etc. Comment vivre en société ? Comment se tenir droit ? Et du coup, on jette le bébé avec l’eau du bain. On privilégie des sources d’information qui nous aident à vivre, plutôt que celles qui nous aident à comprendre. »

Quand la science est discréditée, quand la vérité n’a plus d’importance dans le discours public, c’est l’idée même d’un monde commun qui s’effrite, explique l’auteur. Mais il est encore temps de se ressaisir : « Le coronavirus, dont on voudra bien ici m’accorder qu’il n’est pas une pure “construction sociale”, nous poussera-t-il à relativiser notre relativisme ? écrit Klein. À nous convertir à une “sagesse de bord de précipice” qui soit réellement informée, éclairée, argumentée ? »

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