Métro, boulot, robot

Etienne Plamondon Emond Collaboration spéciale
Les changements technologiques surviennent vite dans le monde du travail, mais peu d'articles scientifiques ont documenté leurs effets. 
Illustration: Getty Images Les changements technologiques surviennent vite dans le monde du travail, mais peu d'articles scientifiques ont documenté leurs effets. 

Ce texte fait partie du cahier spécial Intelligence artificielle

Meilleure planification des effectifs, optimisation de l’organisation des tâches, prévention accrue des risques pour la santé et la sécurité : l’IA semble la solution à bien des casse-tête de gestion. « On n’a pas encore d’étude qui le démontre », met cependant en garde Mélanie Trottier, professeure au Département d’organisation et ressources humaines à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

La chercheuse souhaite développer des outils pour mesurer l’utilisation de l’IA en milieu de travail. Pour monter son projet de recherche, elle a d’abord épluché la littérature sur le sujet. Sur des milliers d’articles consultés dans des revues scientifiques, à peine 13 portaient sur des effets documentés d’une IA en organisation. Dans les autres papiers,le potentiel ou le fonctionnement des technologies étaient abordés sans traiter de cas réels. « La grande majorité soulevait des questions, discutait de possibilités éventuelles et réalisait des projections au sujet des emplois qui vont disparaître. »

Pourquoi sommes-nous toujours dans l’anticipation ? Les employeurs demeurent pour la plupart à l’étape de magasiner ces technologies, de lancer des projets-pilotes et d’amorcer de premiers essais. De plus, Mélanie Trottier suggère que ces technologies sont généralement développées et acquises dans le secteur privé. « Il s’en fait peut-être plus dans les organisations que ce que l’on voit. Mais il n’y a pas systématiquement un effort de documenter les effets. » Or, il s’agit selon elle de la prochaine démarche nécessaire pour poser un jugement clair et critique des répercussions de l’IA sur les organisations et les travailleurs.

Questions d’anticipation

« Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas se poser les bonnes questions tout de suite », croit le conseiller en éthique David Rocheleau-Houle. Pour la Commission de l’éthique en science et technologie du Québec, il a rédigé un document de réflexion, publié en 2019, sur les effets de l’intelligence artificielle sur le monde du travail. Il rappelle que parfois, les changements technologiques surviennent vite.

En matière de ressources humaines, l’usage de mégadonnées et d’algorithmes sophistiqués pour prédire les comportements semble à notre porte. Leur recours dans les processus d’embauche ou de promotion, notamment pour évaluer les probabilités qu’un candidat demeure longtemps en poste, fait tout de même débat. « Ce que ça soulève, c’est un enjeu de transparence, de la manière dont l’algorithme en arrive à une décision ou à une recommandation. »Le géant numérique Amazon l’a appris à la dure. En 2018, l’agence Reuters a dévoilé que l’entreprise avait mis au rancart une IA censée l’aider à pourvoir des postes dans le domaine informatique. Le problème ? L’algorithme discriminait les candidatures féminines, car il était alimenté avec les données au sujet d’un personnel jusqu’ici majoritairement masculin.

« Big boss » vous regarde

D’autres outils prédictifs pourraient bientôt se répandre pour cibler les travailleurs les plus susceptibles d’adopter des comportements dangereux, comme ceux sur un chantier de construction à risque de ne pas attacher leur harnais. Reconnaissant leur pertinence dans ce genre de cas, David Rocheleau-Houle met en garde contre un usage intrusif dans d’autres contextes. « Il semble que certains outils d’IA permettraient de dépasser cette limite où le contrôle et la surveillance ne sont plus proportionnels aux objectifs. »

Il évoque des applications attribuant des scores de productivité à des employés de bureau par l’analyse en temps réel de la rapidité avec laquelle ils achèvent des tâches outraitent des dossiers. « Chez un employé qui se sait constammentsurveillé par une machine, qui ne dort jamais et ne regarde jamais ailleurs, je peux imaginer un stress, exprime-t-il. La question principale qu’il faut se poser, c’est : est-ce que ces technologies d’IA vont augmenter le stress vécu au travail ? »

Viviane Masciotra, doctorante en psychologie du travail et des organisations à l’Université de Montréal, amorce pour sa part un projet de recherche dont le but est de découvrir comment l’implantation d’une IA influence la motivation, la satisfaction et la performance des salariés. Elle suppose que s’ils se sentent brimés dans leur autonomie par un tel monitorage automatisé, la relation de confiance avec l’employeur se fragilisera.

La situation deviendra encore plus complexe lorsque le gestionnaire immédiat sera… une IA. L’exemple d’Uber, même si les travailleurs ne sont pas des employés dans son modèle d’affaires, en donne un aperçu. Dans ce cas, les algorithmes assignent les chauffeurs selon les résultats de calculs réalisés avec un ensemble de données, dont les évaluations attribuées par les utilisateurs du service.

Lorsque son supérieur est un humain, un travailleur peut lui demander des clarifications lorsqu’il sent qu’un collègue se voit accorder des mandats plus intéressants. En revanche, s’il s’agit d’un robot, « il n’a pas la possibilité de le questionner ». L’impression qu’un algorithme fonctionne de manière injuste envers soi pourrait devenir source d’anxiété et de démotivation, formule-t-elle comme hypothèse.

Socialiser avec la machine plutôt qu’autour de la machine à café

David Rocheleau-Houle s’inquiète par ailleurs de l’isolement des travailleurs. S’ils abattent leur besogne avec des robots collaboratifs ou surveillent des machines à longueur de journée, les relations sociales, importante source de satisfaction au travail, risquent de s’amenuiser. « Cela pourrait diminuer ou rendre plus difficile la réalisation de l’idéal selon lequel le travail ne devrait pas être seulement une source de revenus, mais aussi un lieu où l’on se réalise en tant qu’individu. »

Néanmoins, Viviane Masciotra envisage du positif dans certains métiers. « L’IA pourrait exécuter les tâches plus routinières, ce qui laisserait du temps pour des tâches d’ordre plus stratégiques, complexes et créatives. » David Rocheleau-Houle craint en revanche la détériorationd’autres emplois. « C’est possible qu’un outil d’IA automatise certaines tâches qu’un employé trouvait intéressantes à réaliser », souligne-t-il. Du coup, le sens qu’il donnait à son travail s’en trouverait ébranlé.

Tous les intervenants interrogés pour cet article s’entendent sur une chose : la participation des salariés et la prise en considération de la perception des travailleurs se révéleront cruciales dans le succès de l’implantation d’une IA. « C’est très certainement quelque chose qui va ressortir dans les prochaines négociations collectives », croit par ailleurs Mélanie Trottier. « Une des clés, c’est d’entrevoir ce changement comme n’importe quel changement organisationnel. Il faut s’assurer d’impliquer tous les parties prenantes et les employés, de trouver un maximum d’information et de communiquer. » 

Ce contenu a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.

À voir en vidéo