«Le Devoir» en Allemagne: la physicienne Lisa Randall pourrait quitter Harvard pour Toronto

Lisa Randall, star mondiale de la physique théorique, songe à quitter l’Université Harvard des États-Unis pour s’installer au Canada. Elle a visité le pays pendant quatre jours au début du mois. Elle a été impressionnée par l’Institut canadien d’astrophysique théorique de l’Université de Toronto.
« J’ai pu réaliser de grandes choses à Harvard », dit au Devoir la professeure qui y enseigne depuis le début du siècle. « Ce serait un grand changement pour moi, c’est certain. Je dois l’avouer, je trouve en plus que les États-Unis sont passablement fous en ce moment. C’est bien que le Canada soit un endroit sain. Je suis aussi très heureuse de la victoire des Raptors dans la NBA. »
Cette scientifique a la tête dans l’univers et les deux pieds sur terre. Son pays la déçoit et l’inquiète. Elle se demande même si les prochaines élections respecteront les règles démocratiques.
« La séparation des pouvoirs est malmenée », dit la professeure Randall, rencontrée à Munich il y a une dizaine de jours. « La Cour suprême est partisane. Comme scientifique, je peux bien le dire, les mensonges ne sont pas des vérités et les vérités ne sont pas des mensonges. Quand on ne se soucie plus de ce qui est vrai ou pas, on entre dans un territoire très dangereux. »
Une sommité mondiale
Dire que cette scientifique affiche une exceptionnelle feuille de route savante ne s’approche pas encore assez du compte. Née dans le quartier Queens de New York au début des années 1960, d’un père formé en génie et d’une mère enseignante, elle a remporté le prestigieux Intel Science Talent Search (quand il s’appelait encore le prix Westinghouse), à 18 ans.
Son doctorat, obtenu à Harvard en 1987, portait sur la physique des particules. Elle a été la première femme titularisée au département de physique de l’Université de Princeton puis de l’Université de Harvard, où elle enseigne depuis 2001.
« J’ai toujours aimé les maths. Je n’étais pas certaine de vouloir faire des mathématiques pures. J’ai suivi un cours de physique, j’ai aimé cette matière et je pensais qu’elle était plus exigeante que toutes les autres, et cette difficulté me plaisait. »
Ce choix de carrière demeure encore très rare pour une femme. La professeure Randall a d’ailleurs eu son lot de relations sexistes dans son monde de la physique théorique sous domination masculine. Elle refusait de parler du problème jusqu’à tout récemment. Elle s’ouvre d’autant plus que le sexisme de son département explique aussi en partie son intérêt pour Toronto.
« Au début, on ne porte pas attention à ces choses mais à la longue, j’ai pris conscience que j’ai des problèmes que je n’aurais pas si j’étais un homme, dit-elle. Les hommes physiciens écoutent les hommes physiciens et ils écoutent les femmes qui répètent ce que les hommes disent. Il y a de bonnes personnes à Harvard, mais il y en a aussi des méchantes. Le pire, c’est qu’ils ne s’en rendent pas compte. »
La professeure Randall fait la barbe à tous ses collègues.
Elle a reçu plusieurs prix : Le Klopsteg, le Lilienfeld, le Andrew Gemant. Elle vient tout juste de recevoir le très prestigieux prix Sakurai pour la théorie en physique des particules.
Elle a partagé cet honneur avec Raman Sundrum, avec lequel elle a élaboré le modèle Randall-Sundrum, en fait deux modèles proposés en 1999. Ces scénarios cosmologiques avancent l’hypothèse que notre univers est emprisonné dans une membrane qui, elle-même, fait partie d’un superunivers doté d’autres membranes et donc d’autres mondes. Cette grande idée reste, elle aussi, à prouver ou à réfuter.
« Pourquoi serions-nous seuls ? demande sa co-auteure. La terre n’est pas la seule planète. Il y a des milliards d’autres humains que moi. En général, quand on assume quelque chose sans l’avoir vu, nous nous trompons. Chercher et trouver cette autre chose, c’est une autre histoire. »
Ses travaux récents s’intéressent aux trous noirs, à la matière noire, aux origines des ondes gravitationnelles. Elle dit que d’autres observations de ces ondes pourraient nous renseigner sur l’origine des trous noirs.
Elle parle de la possibilité qu’un disque mince de matière noire au centre de notre galaxie perturbe les comètes de nuage d’Oort. La traversée périodique de ce disque par notre système solaire provoquerait des extinctions intermittentes, dont celle des dinosaures.
À Munich, elle et ses collègues ont discuté des méthodes de mesure de l’expansion de l’univers. Ses propres travaux s’orientent de plus en plus vers l’astrophysique. Son milieu débat fermement depuis quelques années sur le calcul de la taille de l’univers. Une méthode utilise le décalage dans le rouge des supernovas, une autre le fond diffus cosmologique.
Une discipline reine
La physique théorique demeure la discipline phare de la science. Les physiciens sont adulés et connus depuis des siècles, de Galilée à Einstein, de Newton à Hawking. Lisa Randall a été invitée au Daily Show de fin de soirée, ses conférences attirent des foules et The Observer la décrivait en 2016 comme une « superstar de la science. »
La remarque sur sa notoriété ne l’ébranle pas. « L’histoire d’Einstein est intéressante, commente-t-elle plutôt. Il y a eu un effort conscient d’en faire une star de la science avec la confirmation de la théorie de la relativité fournie par l’éclipse solaire de 1919. Je pense que les gens sont intéressés par nos idées et nous, nous souhaitons les faire connaître. En tout cas, j’ai fait un effort pour solliciter le public. »
Lisa Randall a signé le livret de l’opéra Hypermusic Prologue du compositeur Hector Parra, lui-même inspiré par son livre Warped Passages (2005). Elle a monté une exposition de groupe en art visuel (Measure for Measure) à Los Angeles en 2011.
Elle a aussi publié quatre livres de réflexions et de vulgarisation dont Knocking on Heaven’s Door (2011). L’essai pourrait être sous-titré « comment la physique et la pensée scientifique éclairent l’univers et le monde moderne »; enfin, si une traduction française existait.
Cette référence fournit une autre clé pour expliquer l’attrait de son domaine fascinant, précisément parce qu’il pose des questions sur les grandes lois fondamentales. La physique rejoint la métaphysique dans le sens où elle s’interroge aussi sur l’origine du monde et les causes de l’univers. Le boson de Higgs est d’ailleurs symboliquement présenté comme la particule de Dieu.
« Je ne crois probablement pas en Dieu », a-t-elle déjà déclaré la physicienne dans une formule tout en nuances. Ce qui laisse un tas d’autres questions de base qu’elle énumère en terminant l’entrevue.
« Sommes-nous seuls dans l’univers ? Cette question sera peut-être résolue scientifiquement. Et d’où vient l’univers ? En existe-t-il d’autres ? Les scientifiques ne disent pas pourquoi nous existons, mais ils peuvent dire comment la vie s’est développée. Quand on peut répondre à une question scientifiquement, c’est de la science, ce n’est pas de la croyance. »
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.