La glace à vol d’oiseau

Photo: Alexis Riopel Le Devoir La transition entre la glace uniforme longeant les côtes et l’eau libre, plus loin au large, est mal comprise par les scientifiques. 

Au coeur de l’hiver, une vingtaine de scientifiques sont montés à bord du brise-glace Amundsen pour la seconde édition de l’Odyssée Saint-Laurent. Notre journaliste s’est joint à eux pendant deux semaines. Deuxième texte : étudier la distribution des glaces sur le Saint-Laurent grâce à un drone.

Du pont arrière du navire, marqué d’un gros « H » pour hélicoptère, file vers le ciel un moustique mécanique. La chose, pas plus grosse qu’un goéland, s’élève à quelques dizaines de mètres, puis s’arrête net. Ses quatre pales jouent de précision pour combattre les vents et garder l’appareil immobile, comme suspendu par une corde invisible.

Soudain, l’aéronef miniature se lance vers sa gauche sur quelques centaines de mètres. Il s’avance un peu, puis vole vers sa droite à toute allure. La valse se poursuit, l’appareil quadrillant le territoire.

Sur le pont, Élie Dumas-Lefebvre télécommande le drone, concentré. C’est un baptême de l’air scientifique pour l’appareil et son pilote. L’étudiant en océanographie physique à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) ne détourne pas l’oeil du téléphone où l’image prise par le drone est retransmise en direct. Et ses mains crispées par le froid et la nervosité ne lâchent pas la manette.

Autour de lui, une petite équipe s’assure que l’expérience se déroule bien. Quelqu’un surveille le drone, tentant de ne pas le perdre de vue dans le grand ciel. Un autre assure la communication radio avec la timonerie, la cabine où se trouvent les instruments de navigation. Un autre contrôle la circulation sur le pont d’envol. Mais chacun est aussi un peu là pour admirer le paysage. Un miroir de glace craquelé, coupant, cristallin, s’étend devant les villages côtiers de la Gaspésie. Les Chic-Chocs tracent la ligne d’horizon.

La zone marginale

 

« On utilise le drone pour créer une carte de la glace, expliquera quelques jours plus tard, bien au chaud, Élie Dumas-Lefebvre. Chacune des images du vidéo est appliquée sur un grand plan. Grâce à cela, on pourra obtenir la distribution de la taille des floes. » Ce classement de tous les morceaux de glace photographiés en fonction de leur taille — du plus petit fragment à l’immense radeau blanc — permettra de comprendre comment s’opère la transition entre la glace uniforme longeant les côtes et l’eau libre, plus loin au large. Le mouvement et la fragmentation des glaces dans cette « zone marginale » sont pour l’instant mal compris.

De prime abord d’intérêt fondamental, cette question concerne aussi les scientifiques pour des raisons plus concrètes. Dotés d’une meilleure compréhension de la dynamique de la banquise, ils pourraient améliorer les prévisions de glace produites pour la navigation maritime. « Les modèles de glace sont vraiment en arrière des modèles de météo », déplore Élie.

Tandis que l’entrevue se poursuit dans le salon des officiers, un message retentit à l’interphone. « Petites nouvelles sur nos opérations, dit le commandant. On a eu un appel du bureau des glaces, un navire est pris dans la glace dans le secteur de Matane, près de la côte. Avec les vents forts, les glaces ont été poussées avec beaucoup de pression contre la côte sud sur la Gaspésie. » L’équipage doit aller prêter main-forte au brise-glace déjà à l’oeuvre à Matane, conclut-il. 

1. Matane, dans le Bas-Saint-Laurent / 2. Sept-Îles, sur la Côte-Nord / 3. Les monts Chic-Chocs, en Gaspésie / Photomontage: NASA / Le Devoir
 

Réfugié dans la baie de Sept-Îles, l’Amundsen reprend donc la mer. Encore récemment, une couche de glace recouvrait l’estuaire sur une bonne partie de sa largeur. Toute cette glace est maintenant empilée contre le littoral. Le secteur de Matane est particulièrement sujet aux accumulations parce que les vents dominants provenant de l’ouest y poussent la glace formée au large.

Au quai, le traversier Matane–Baie-Comeau–Godbout et le Georges-Alexandre Lebel, qui transporte des wagons de train de la Gaspésie à la Côte-Nord, sont complètement immobilisés dans un champ de blocs de glace. Cette fois-ci, seule la force brute d’un brise-glace pouvait dénouer la situation, prévue ou pas par les modèles numériques.

Expérience géante

 

Par un bel après-midi, Élie entre dans le bureau des scientifiques, perché sur un des ponts supérieurs de l’Amundsen, fou de joie. Il montre les premières images d’une expérience géante qu’il vient de réaliser avec son drone. Il a réussi à filmer comment les vagues générées par le navire, se propageant sous la mince banquise, cassent progressivement la glace. Les fissures se propagent lentement, découpant pièce par pièce des losanges de glace. On assiste en direct à la création de la zone marginale.

Photo: Alexis Riopel Le Devoir Élie Dumas-Lefebvre, qui porte le manteau rouge, est étudiant en océanographie physique à l’UQAR. Il se sert d’un drone pour cartographier les fragments de glace afin d’améliorer les prévisions produites pour la navigation maritime.

L’expérience, inspirée d’une idée de son directeur de recherche, le professeur à l’Institut des sciences de la mer de l’UQAR Dany Dumont, n’était pas planifiée en amont de l’expédition. Elle a été improvisée avec la collaboration du commandant du brise-glace, Alain Gariépy. « On sait ce que le navire peut faire en mode déglaçage, quelles vagues il génère et à quelle vitesse, explique-t-il. Il s’agissait donc de bien se coordonner avec Élie pour qu’il place son drone au bon endroit, au bon moment. »

« Quand j’ai vu les vagues fracturer la couverture de glace, c’était incroyable ! raconte le jeune physicien. C’était un sentiment que je n’avais jamais ressenti en faisant de la science. » L’analyse des images pourrait l’occuper pour sa maîtrise entière.

Et sur le navire, l’enthousiasme des scientifiques est contagieux. « Pour nous, dit Alain Gariépy, c’est très rafraîchissant. On sort de notre cadre habituel des activités de la garde côtière pour parler avec de jeunes scientifiques passionnés qui ont la chance de réaliser leur prise de données en mer — ou à tout le moins d’essayer. »


Notre journaliste a été invité sur l’Amundsen par le Réseau Québec maritime dans le cadre de son programme de recherche Odyssée Saint-Laurent.

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