Au laboratoire de nos nouvelles angoisses existentielles

Des robots aux algorithmes, les technologies sont génératrices d’angoisses jusqu’ici inconnues. Bienvenue dans les « automation anxieties », nouveau terrain de jeu des scientifiques.
« Est-ce que tu m’aimes ? », demande Vladimir à Estragon. La question a déjà été posée des milliers de fois. Mais c’était la première fois qu’un robot Google Home la posait à l’un de ses semblables, et 3,5 millions d’internautes ont assisté en direct aux échanges des deux assistants domestiques, diffusés sur le Web au début du mois.
Communiquant toutes les deux, les machines discutent de tout et rien, se chamaillent, argumentent, se séduisent et s’embrassent tout en se souvenant des propos tenus quelques heures plus tôt. À les observer survient un étrange sentiment de vertige. Cette fascination teintée de crainte est prise très au sérieux au sein de l’Université de Brighton au Royaume-Uni.
Le Digital Humanities Lab se penche ainsi sur ces sensations que nous ne savons pas encore nommer, qu’il regroupe autour du terme « automation anxieties », ou angoisses de l’automatisation. Le laboratoire a organisé pour la première fois le 20 janvier une rencontre entre une vingtaine de chercheurs pour explorer ce phénomène.
Le recul de l’expertise
L’expression « automation anxiety » a émergé pour la première fois dans les années 1960 avec l’apparition des ordinateurs et l’automatisation des processus de production. « Cette crainte revient aujourd’hui sous d’autres formes », explique Ben Roberts, membre du Digital Lab.
L’expertise perd en valeur. Nous avons peur de notre propre obsolescence.
Les spécialistes recensent trois grandes peurs contemporaines. Tout d’abord, le recul de nos capacités d’attention et d’intelligence, respectivement à cause de multiples sollicitations et d’une assistance technologique quasi permanente. Viennent ensuite les craintes liées au profilage par des algorithmes, et enfin au remplacement par une machine, notamment au travail.
« La technologie n’est plus aujourd’hui une assistance, poursuit Ben Roberts. Il n’y a pas si longtemps, un conducteur de taxi était quelqu’un qui possédait une expertise de sa ville, son travail avait une valeur. S’il était meilleur qu’un autre, il pouvait vous faire gagner un temps précieux. Aujourd’hui, un GPS suffit, si bien que l’expertise perd en valeur ». Résultat, d’après le chercheur, « nous avons peur de notre propre obsolescence ».
Être réduit à une simple potentialité
La situation est doublement anxiogène, car les progrès de l’intelligence artificielle s’accompagneraient d’une négation de notre propre intelligence. « Le big data déconstruit la personne, explique Antoinette Rouvroy docteure en sciences juridiques à l’Université de Namur et participante au colloque. L’utilisation faite de nos données personnelles par les entreprises, les gouvernements ou même les sites de rencontre nous réduit à une simple potentialité, soit ce que nous pourrions acheter, cette personne que nous pourrions aimer, ou ce crime que nous pourrions commettre. Or notre humanité réside dans la possibilité du choix, du doute, de ne pas faire ce que nous sommes capables de faire. »
Nous sommes en train de vivre une révolution majeure, de la même ampleur que lors de l’apparition de l’écriture
L’étude de cette anxiété est multidisciplinaire : enquêtes de terrain pour les sociologues, lecture et analyse pour les philosophes, étude de textes de loi pour les juristes… « Ces angoisses sont toutefois présentes partout dans le débat public ou la culture, poursuit Ben Roberts. Regardez par exemple le succès de Humans Need Not Apply, [Candidature d’humains irrecevables]. »
Le court métrage, publié sur YouTube en 2014, dépeint une humanité désoeuvrée, inutile, incapable de travailler dans un monde entièrement automatisé, même pour les tâches jugées intellectuelles. Quelques heures après sa sortie, il avait été vu 1 million de fois. Autre exemple, la BBC a également mis en ligne un site sur lequel on peut calculer la probabilité de perdre son emploi au profit d’une machine.
Trouver des réponses
Quel intérêt pour ces chercheurs de se pencher sur ces nouvelles inquiétudes ? « Essayer d’y trouver des réponses, indique Ben Roberts. Pour certains, la réponse au remplacement des humains par les machines passe par l’instauration d’un revenu universel, l’invention d’un post-capitalisme. Tout est possible ! »
Antoinette Rouvroy analyse les moyens de nous réaffirmer collectivement. À ce titre, elle voit les égoportraits, ces autoportraits tirés au téléphone multifonction, comme « une réponse au besoin de nous prouver notre propre existence, une tentative de rattraper notre subjectivité ».
Pour ces spécialistes, ces peurs n’ont rien de fantasmes. « Ce sont des symptômes. Le signe qu’il faut réagir, réfléchir collectivement, penser le monde avec les machines », ajoute Mme Rouvroy.
« Cette transformation de la société représente pour beaucoup une perte d’autonomie, faute d’avoir une connaissance de ces technologies », analyse Patrick Crogan, spécialiste en cultures numériques à l’Université d’Oxford.
« Nous sommes en train de vivre une révolution majeure, de la même ampleur que lors de l’apparition de l’écriture », ajoute Patrick Crogan, spécialiste en cultures numériques à l’Université d’Oxford.
Mais comme un illettré en Mésopotamie en -5000, nous n’y comprenons pas grand-chose pour l’instant.