Les avantages du bilinguisme

Il est évidemment pratique de maîtriser deux, voire plusieurs langues. Mais les scientifiques ont découvert que le bilinguisme procure bien d’autres forces secrètes qui s’avèrent particulièrement utiles quand nous vieillissons.
Plusieurs études ont montré que les personnes bilingues réussissent mieux que les unilingues à suivre une conversation dans un environnement bruyant ou à dévier leur attention vers une nouvelle importante qui est annoncée à la radio alors qu’elles parlent au téléphone, par exemple. Les chercheurs ont aussi remarqué que cet avantage était plus évident chez les jeunes enfants et les personnes âgées, soit aux moments de la vie où nous avons moins de réserve qu’à l’âge adulte. Qui plus est, les symptômes de la maladie d’Alzheimer apparaissent jusqu’à cinq ans plus tard chez les personnes bilingues ayant été diagnostiquées que chez leurs homologues unilingues.
Dans les tâches langagières où il faut inhiber une information pour se concentrer sur une autre qui est plus pertinente, les gens bilingues sont plus rapides et font moins d’erreurs que les unilingues. « Les gens bilingues sont donc meilleurs dans la gestion de l’interférence, et ce, probablement parce qu’ils utilisent des stratégies plus efficaces », précise Ana Inès Ansaldo, professeure à l’École d’orthophonie et d’audiologie de l’Université de Montréal.
Même les analphabètes bilingues !
Plusieurs chercheurs ont d’abord attribué cet avantage des personnes bilingues sur les unilingues à d’autres facteurs souvent associés au bilinguisme, comme le niveau de scolarité et le statut socioéconomique, « car les sujets bilingues sont souvent plus éduqués que les sujets unilingues, et de ce fait, leur statut socioéconomique est meilleur. Ils vivent donc généralement dans un milieu qui est cognitivement plus stimulant. Autant de facteurs qui peuvent aussi avoir une influence dans la réserve cognitive que l’on peut cumuler tout au long de notre vie », fait remarquer la chercheuse. Mais une étude effectuée en Inde et en Écosse a clairement battu en brèche ces arguments en montrant que même les analphabètes bilingues vivant dans des milieux défavorisés présentaient un avantage sur les unilingues dans la gestion de l’interférence.
Plus de matière grise
Des études anatomiques ont aussi révélé que le bilinguisme génère « une réserve neurale ». D’une part, on a observé une plus grande densité de matière grise chez les gens bilingues âgés que chez les unilingues du même âge. La matière grise correspond au cortex cérébral, qui est la fine couche qui enveloppe le cerveau et qui joue un rôle central dans le fonctionnement cognitif. Ainsi, plus les personnes étaient compétentes dans leur langue seconde, plus la densité de leur matière grise était grande. « Cette caractéristique est présente même chez les personnes qui n’ont pas parlé une deuxième langue toute leur vie. Juste le fait de l’apprendre rapidement de manière intensive accroît la matière grise », ajoute Mme Ansaldo. Et cela a été prouvé par des études allemandes effectuées sur des pilotes de compagnies aériennes qui avaient dû apprendre l’allemand en très peu de temps et dont la matière grise s’était accrue ainsi très rapidement.
Plus de substance blanche
D’autre part, on a aussi remarqué que la densité de la substance blanche était plus grande chez les sujets bilingues âgés que chez les unilingues d’âge correspondant. La substance blanche, qui est composée des axones — les prolongements des cellules nerveuses —, qui connectent entre elles différentes régions du cerveau, était plus abondante particulièrement dans le corps calleux, cette structure qui joint les deux hémisphères cérébraux, et les faisceaux longitudinaux supérieurs qui relient les lobes frontaux aux lobes pariétaux et aux lobes occipitaux. « Le fait de trouver plus de substance blanche chez les sujets bilingues âgés que chez les unilingues âgés nous a permis de supposer que les bilingues en avaient développé plus que les unilingues, ce qui expliquait qu’en dépit du fait que tout le monde en perd un peu en vieillissant, ils en avaient tout de même plus que les unilingues du même âge », affirme Mme Ansaldo, qui présidait le congrès international en orthophonie et en audiologie qui avait lieu cette semaine à l’Université de Montréal.
Avantage caché
Lorsque l’équipe d’Ana Inès Ansaldo a évalué les performances de sujets âgés bilingues et unilingues dans une tâche d’interférence autre que langagière, afin de voir si les bilingues étaient avantagés dans leur façon de fonctionner globalement, et non pas seulement au niveau verbal, elle n’a pas pu retrouver l’atout que possèdent habituellement les gens bilingues dans les tâches verbales.
La tâche des participants consistait à appuyer sur une clé située à leur droite quand apparaissait un carré jaune à l’écran et à appuyer sur une clé sise à leur gauche quand ils voyaient un carré bleu, et ce, indépendamment de l’endroit où le carré surgissait sur l’écran. « Les sujets devaient ignorer la localisation du carré sur l’écran et se concentrer sur la couleur du carré », précise la chercheuse.
Comportement équivalent
Autant les bilingues que les unilingues sont parvenus à effectuer correctement la tâche, et leurs performances se sont avérées équivalentes. Les bilingues n’étaient donc pas meilleurs que les unilingues.
Par contre, lorsque les chercheurs ont enregistré l’activité de leur cerveau durant l’exécution de la tâche, ils ont observé que les choses se passaient très différemment dans la tête des bilingues et des unilingues. Alors que les unilingues activaient de nombreuses aires cérébrales différentes, les bilingues ne sollicitaient que deux foyers spécifiques. « Pour être capable d’accomplir la tâche, les unilingues pédalent beaucoup plus, ils mettent à profit davantage de ressources, ils recrutent un plus grand nombre de circuits cérébraux que les bilingues, qui eux sollicitent un circuit qui est beaucoup plus spécifique et beaucoup plus limité. Le cerveau des bilingues semble être plus efficient car il n’active que ce qui est nécessaire pour remplir la tâche avec succès », souligne la chercheuse.
Activité cérébrale différente
Tandis que les sujets bilingues n’activaient qu’un circuit du cortex pariétal inférieur qui est spécialisé dans le traitement des informations visuelles reliées aux objets (comme leur couleur), les unilingues sollicitaient également la contribution de circuits moteurs (associés à la réponse motrice) et du circuit de la fonction exécutive situé en grande partie dans le cortex frontal, qui « dans ce cas-ci gérait la compétition entre la localisation et la couleur du carré » et devait donc inhiber l’information associée à la localisation.
Fonction exécutive
« Il y a plusieurs composantes de notre comportement qui doivent s’intégrer pour que celui-ci soit harmonieux, fonctionnel et adapté à la situation. Or, c’est la fonction exécutive — qui est gérée par un circuit complexe qui inclut entre autres les lobes frontaux — qui est le grand organisateur, voire le chef d’orchestre, de notre comportement, et qui va prioriser certaines choses, en inhiber d’autres, et ainsi sélectionner l’information la plus pertinente. La fonction exécutive est extrêmement utile dans la vie de tous les jours. On l’utilise quand on prend des notes lors d’un cours, quand on doit ignorer le bruit autour de soi pour poursuivre une conversation ou quand on participe à une conversation et que plein de choses à faire surgissent dans notre esprit », donne comme exemples Mme Ansaldo.
Cortex frontal
« Le fait que les gens bilingues accomplissent certaines tâches d’interférence sans avoir besoin d’utiliser le cortex frontal semble être un avantage, car les lobes frontaux sont particulièrement vulnérables au vieillissement, qui s’accompagne toujours d’une perte de matière grise. Le fait de ne pas avoir à solliciter ce circuit pour un certain nombre de tâches est probablement l’avantage bilingue. Moins de besoins on a, plus heureux on est », explique Mme Ansaldo.
« Le bilinguisme agit comme un bouclier de protection en induisant l’accroissement de la matière grise dans les régions-clés du traitement de l’interférence. Cette réserve cognitive peut ensuite être utilisée quand on en a besoin, soit au cours du vieillissement normal tout comme dans le vieillissement pathologique. C’est probablement ce qui permet d’expliquer que les symptômes de démence apparaissent quatre à cinq ans plus tard chez les bilingues que chez les unilingues. En permettant une utilisation plus économique des réseaux neuronaux, le bilinguisme est un avantage potentiel dans les situations critiques », résume la chercheuse.