Que serons-nous quand les robots feront tout le travail ?

« Ces machines vont prendre les décisions à la place des humains. Nous vivrons en symbiose avec elles. Nous allons leur faire confiance », a résumé Bart Selman, professeur d’informatique à l’Université américaine de Cornell, lors de la récente conférence annuelle de l’American Association for the Advancement of Science (AAAS).
Bart Selman n’est pas seul à penser de la sorte. En 2015, il a lancé une lettre ouverte enjoignant aux humains de réfléchir à la possibilité qu’ils soient en train de mettre au point des agents dotés d’une intelligence artificielle (IA) telle qu’elle leur permette de dépasser leurs créateurs, voire de les asservir, après les avoir privés de leurs emplois.
Cette pétition a été paraphée depuis par près de 10 000 signataires, dont certains célèbres comme l’astrophysicien Stephen Hawking ou l’entrepreneur Elon Musk. Ce dernier a d’ailleurs ensuite promis des soutiens financiers à diverses institutions, dont le Future of Life Institute à Cambridge (Massachusetts) pour s’assurer que « les systèmes d’IA demeurent bénéfiques aux humains ».
Investissements faramineux
« Jusqu’à 2011, ce domaine était purement universitaire, rappelle Bart Selman. Mais depuis, divers secteurs économiques s’en sont emparés. » Pour preuve les investissements faramineux consentis, surtout par les nouvelles sociétés du numérique (Google, Facebook, etc.) : « En 2015, davantage d’argent — plusieurs milliards — a été alloué à la recherche en IA que durant les 50 années précédentes. » « Les milieux militaires ont proposé d’y ajouter 19 milliards de dollars », a ajouté Wendell Wallach, éthicien à l’Université de Yale.
Pour Bart Selman, l’on assiste à un changement de paradigme informatique : « Auparavant, on programmait des logiciels dans leurs moindres lignes de code. Aujourd’hui, les agents intelligents synthétisent des comportements sur la base de montagnes de données. Les objectifs qu’on leur attribue sont de plus haut niveau, et ils les remplissent avec des stratégies qui seront peut-être différentes de celles que l’on aurait prédites. Ces machines resteront-elles dès lors compréhensibles pour l’homme ? »
Concurrencer l’intelligence humaine
L’informaticien voit plusieurs raisons à cet essor. La première est la capacité de ces agents artificiels à interagir avec l’homme au niveau des perceptions. Un changement « considérable » : « Dans les cinq dernières années, les ingénieurs les ont dotés de systèmes visuels et auditifs ; la première voiture autoguidée n’avait pas de caméra, mais c’est le cas maintenant. Cela change leur manière d’interagir avec notre monde. Par exemple, les systèmes de Facebook reconnaissant les visages d’individus mieux qui quiconque. J’ai longtemps pensé ce problème insoluble, mais il est désormais résolu à 90 %. »
Surtout, « c’est la capacité de ces machines à combiner raisonnement et apprentissage qui fait une immense différence », a dit l’expert, en rappelant la victoire récente d’un ordinateur de la société DeepMind, appartenant à Google, sur un Coréen au jeu de go, qu’on croyait être le dernier bastion de l’intelligence humaine. Avant d’admettre tout de même : « Inculquer à cette machine ce qu’on appelle le “bon sens” reste encore un défi. Mais dans 10 à 15 ans, cela sera résolu. »
À Washington, les scientifiques ont discuté de la capacité de tous ces agents artificiels à remplacer l’homme dans moult secteurs économiques. Selon une étude publiée en 2013 par deux chercheurs de l’Université d’Oxford, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, 47 % des professions du secteur des services pourront ainsi être exercées par des robots dans les vingt prochaines années. D’aucuns y voient néanmoins des aspects bénéfiques.
L’emploi dans une autre dimension
Concernant la circulation routière par exemple : grâce à un parc automobile fait uniquement d’engins automatisés, les accidents pourraient diminuer de 90 %, a admis Moshe Vardi, chercheur à l’Université américaine Rice, et l’un des grands spécialistes du domaine. Revers de la médaille : « Aux États-Unis, 10 % des emplois impliquent un véhicule. Ces postes vont disparaître. »
Avec un parc automobile entièrement constitué d’engins automatisés, comme la GoogleCar, le nombre d’accidents pourrait diminuer de 90 %, selon Google.
Comme lors de la révolution industrielle, ces pertes dans un secteur ne seront-elles pas remplacées par la création d’emplois dans d’autres domaines, est-il souvent rétorqué ? « En partie peut-être, répond Bart Selman. Mais si la révolution industrielle a déplacé les emplois des secteurs mécaniques ou manuels vers notamment le secteur administratif, là, on parle tout de même d’agents aptes à nous remplacer sur le plan intellectuel. C’est une autre dimension ! »
Pour Moshe Vardi, même si le taux de chômage tend actuellement à stagner, cela ne signifie pas que le phénomène décrit plus haut n’a pas lieu, sournoisement : « On peut regarder les chiffres absolus du chômage, dit-il, mais on peut aussi en regarder d’autres. Par exemple le pourcentage de la population totale qui est active professionnellement. Après l’arrivée des femmes sur le marché du travail en 1980, il était à son sommet de 80 %. Depuis, ce taux ne cesse de baisser, se situant désormais à 60 %. Que feront les sociétés quand il sera à 25 % ? » « Les hommes auront plus de temps pour leurs loisirs, pour des activités culturelles. Ne serait-ce pas là un bien ? », a demandé un journaliste.
« Est-on vraiment sûr que les humains vont davantage s’adonner aux arts ? Et pas plutôt regarder encore davantage de reality shows à la télévision », lui a rétorqué le scientifique. Avant de disserter sur le sens de l’existence : « Depuis 10 000 ans, l’homme doit travailler pour survivre. Bon ou pas, cet état de fait définissait la vie de la plupart des gens. La question plus philosophique est donc désormais celle d’une bonne vie sans travail… »
Une « question politique »
Pour l’éthicien Wendell Wallach, il est indubitable que les robots pourront remplacer les travailleurs dans des tâches ingrates et inhumaines : « Il y a 350 millions d’employés dans le monde qui, simplement, portent des caisses dans les usines. Les robots intelligents peuvent le faire à leur place. Mais cela impliquerait la perte de 350 millions de postes de travail. La question n’est donc pas de savoir à quel point l’automatisation des systèmes de production va augmenter la productivité. Elle est plutôt d’ordre politique, et concerne la redistribution équitable des biens et des ressources qui doivent permettre à tous les humains de la planète, même sans travail, de faire vivre leur famille. »
Et quid de l’avantage de suppléer les soldats par des robots sur le champ de bataille ? « L’autonomie [donnée aux robots soldats] menace le principe fondamental qu’il doit exister un agent, fût-il humain ou moral [tel un État ou une société], qui soit responsable de tout dommage généré par ces systèmes artificiels, avise Wendell Wallach. Veut-on vraiment aller sur cette voie de la dilution de la responsabilité ? »
Et l’éthicien de faire trois propositions pour encadrer le domaine en plein essor de l’intelligence artificielle. Premièrement, imposer de réserver 10 % des recherches en IA vers l’étude et l’adaptation aux impacts sociétaux induits par l’arrivée des machines intelligentes. Deuxièmement, créer un organe de gouvernance pour proposer des principes émargeant des lois afin de trouver des solutions pour reconnaître les risques et les dangers dans ce domaine. Et enfin, demander au président américain de décréter que, selon les lois américaines, les robots armés autonomes violent les lois humanitaires internationales existantes. « Nous sommes en campagne présidentielle, et ce thème n’apparaît nulle part sur les radars », a regretté Moshe Vardi.