Y a-t-il anguille sous roche?

Deux saumons du même âge, celui en arrière-plan étant génétiquement modifié
Photo: AquaBounty Technologies Deux saumons du même âge, celui en arrière-plan étant génétiquement modifié
Un saumon génétiquement modifié (GM), élevé en partie à l’Île-Prince Édouard, vient de se frayer un chemin vers le marché américain, au grand dam de consommateurs et écologistes au Canada. Faut-il craindre ce saumon transgénique?


Le 19 novembre dernier, un nouveau saumon atlantique pourvu de gènes accélérant sa croissance est devenu le premier animal génétiquement modifié approuvé pour la consommation humaine aux États-Unis. Une première dans le monde. Ce saumon, qui sera vendu sous la marque AquAdvantage, échappera à tout étiquetage spécifique étant donné qu’il est équivalent au saumon atlantique d’élevage conventionnel du point de vue nutritionnel.

Mais sitôt que la Food and Drug Administration (FDA) a annoncé sa décision d’autoriser la commercialisation de ce saumon GM, plusieurs groupes environnementaux et de défense des consommateurs, inquiets, ont même contesté en cour cette autorisation. Plusieurs importants détaillants américains ont annoncé qu’ils n’offriraient pas ce saumon dans leurs magasins.

Croissance rapide

 

Le saumon en question a été créé par la compagnie AquaBounty, du Massachusetts. Il s’agit d’un saumon de l’Atlantique auquel on a ajouté un gène issu du saumon chinook (la plus grosse espèce de saumon du Pacifique) qui synthétise une hormone de croissance, ainsi qu’un gène tiré de la loquette d’Amérique (anguille de roche) qui maintient le gène du chinook actif tout au long de l’année plutôt qu’uniquement durant le printemps et l’été, comme cela se produit normalement chez le saumon atlantique. L’insertion de ces deux gènes permet à l’animal d’atteindre la taille requise en 16 à 18 mois plutôt que 28 à 36 mois pour le saumon atlantique d’élevage conventionnel. Cette croissance deux fois plus rapide, obtenue avec 25 % moins de nourriture, permet de réduire les coûts de production, fait valoir le directeur général d’AquaBounty.

La compagnie avait soumis sa demande d’autorisation à la FDA en 1995; c’est donc 20 ans plus tard que l’organisme réglementaire états-unien a donné son feu vert à AquaBounty. Un accord toutefois assorti d’une clause exigeant que les saumons soient élevés uniquement sur les deux installations terrestres de l’entreprise situées au Canada et à Panama.

En effet, AquaBounty produit les oeufs de son saumon génétiquement modifié (GM) sur l’Île-du-Prince-Édouard avant de les expédier au Panama, où s’effectue l’élevage des alevins dans des bassins confinés sur la terre ferme. « La compagnie a ainsi réussi à s’épargner une évaluation environnementale qui aurait été nécessaire pour la production de ces poissons aux États-Unis », fait remarquer Lucy Sharratt, du Réseau canadien d’action sur les biotechnologies, dont l’organisme s’inquiète des risques de contamination du saumon sauvage de l’Atlantique, déjà en péril.

Des risques

 

Les membres de l’Ecology Action Centre (EAC), basé à Halifax, en Nouvelle-Écosse, redoutent eux aussi que des saumons GM s’échappent des bassins d’élevage et se reproduisent avec des saumons sauvages de l’Atlantique, ce qui « modifierait de façon irréversible le saumon sauvage ». Pour sa défense, AquaBounty indique que ses bassins sont pourvus de barrières étanches et que ses saumons GM ont été rendus stériles. Mais Mark Butler de l’EAC croit que des poissons pourraient néanmoins s’échapper « lors d’un ouragan ou en raison d’une défectuosité de l’équipement, voire d’une erreur humaine ». « Et quand le poisson sera commercialisé à grande échelle, sûrement que de nouvelles installations verront le jour, et de telles installations sont souvent près de l’océan ou d’une rivière », fait-il remarquer.

Mark Butler, dont l’organisme conteste en cour l’autorisation de produire des saumons GM sur le territoire canadien accordé par Agriculture Canada, met en doute l’efficacité du traitement utilisé pour stériliser les saumons destinés à la consommation, consistant à ajouter un troisième chromosome sexuel. « Son efficacité varie entre 95 et 100 %. Or, si on applique ce 5 % à des millions de poissons pendant plusieurs années, viendra un moment donné où un tel accident surviendra », dit-il, peu convaincu des bénéfices économiques que fait miroiter AquaBounty.

Par ailleurs, Lucy Sharratt fait remarquer qu’« Aquabounty a effectué quelques tests sur la sécurité alimentaire qui ont été grandement critiqués pour leur manque de rigueur, notamment en raison de la très petite taille des échantillons étudiés, et des pratiques de laboratoire inadéquates ».

Joe Perry, ancien président de l’Autorité européenne de sécurité des aliments, a déclaré à Reuters que les autorités réglementaires européennes auraient exigé beaucoup plus de données que la FDA avant de donner le feu vert à un saumon transgénique.

La FDA plaide la surpêche

 

Mais selon Alison van Eenennaam, de l’Université de Californie, Davis, qui a siégé en 2010 au comité consultatif en médecine vétérinaire de la FDA, « le saumon AquAdvantage ne présente aucun nouvel allergène ou nouvelle toxine et ne présente rien qui soit susceptible d’entraîner la levée de drapeaux rouges ». Et pour William Muir, professeur de génétique à l’Université Purdue en Indiana, « la pêche de saumons sauvages pour l’alimentation humaine n’est pas une pratique durable, compte tenu du fait que les océans souffrent de la surpêche ».

L’approbation états-unienne soulève « la possibilité que Santé Canada approuve ce saumon GM d’un jour à l’autre », soutient Lucy Sharratt. Il est vrai que Santé Canada examine actuellement une demande soumise par AquaBounty qui désire obtenir l’autorisation de commercialiser au Canada son saumon GM pour la consommation humaine. « Mais la décision réglementaire qui a été prise aux États-Unis n’a pas d’impact sur le processus d’évaluation ayant cours au Canada », a affirmé au Devoir le porte-parole de Santé Canada, Shoan Upton.

Chose certaine, les saumons GM AquAdvantage ne devraient pas apparaître sur les étals des épiceries avant deux ans. Qui plus est, ils ne devraient pas envahir le marché puisque les installations du Panama ne peuvent en produire annuellement qu’environ 100 tonnes, alors que les États-Unis importent plus de 200 000 tonnes de saumon de l’Atlantique chaque année.

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