Prisonnier de sa dépendance

Si votre adolescent passe des journées entières rivé à son écran d’ordinateur pour s’adonner à des jeux vidéo, vous aurez beau l’implorer de sortir jouer dehors, il ne parviendra pas à s’extirper de son poste. Et ce ne sera pas par manque de volonté ou par caprice. « Au fond de lui-même, il sait très bien que ce n’est pas normal, mais il faut comprendre qu’une partie de son cerveau est complètement déchaînée et l’entraîne à jouer encore et encore », explique Salah el-Mestikawy, chercheur à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas, qui a découvert avec des collègues français, espagnols, et suisses un gène de vulnérabilité à la dépendance.
Autant la dépendance aux jeux vidéo que celles au sexe, aux drogues, à l’alcool, au tabac, au poker, à la course à pied, voire au travail impliquent une hyperactivité du circuit de la récompense, un réseau de fibres nerveuses situé dans le cerveau qui a pour but de générer la motivation nécessaire à la réalisation d’actions ou de comportements destinés à assurer la survie de l’individu, et plus largement de l’espèce. « La nature a mis en place un système qui fait que si vous trouvez une récompense, cela provoquera une sensation de plaisir et vous activera au niveau locomoteur pour aller la prendre. Les gens dont le système de récompense est dysfonctionnel sont très handicapés et souvent dépressifs. Nous avons tous besoin d’un système de récompense fonctionnel », souligne M. El-Mestikawy, qui donne en exemple un mammifère ou un chasseur-cueilleur qui rencontre une proie ou un champignon dans la forêt où il se promène.
« Si ces deux organismes n’étaient pas dotés d’un système de récompense qui les pousse à sauter sur la proie ou à ramasser le champignon, ils continueraient leur chemin en remettant cette démarche à plus tard. »
Le circuit de la récompense comprend plusieurs structures, dont l’aire tegmentale ventrale (ATV), qui s’active lorsqu’elle reçoit du cortex sensoriel le signal qu’une récompense a été détectée. L’ATV libère alors de la dopamine dans le noyau accumbens, qui intervient dans l’activation motrice, dans l’amygdale, qui donne une coloration affective à la récompense, et dans le cortex préfrontal, qui joue un rôle dans les processus d’attention et de motivation. « Quand nous gagnons au loto, que nous trouvons un billet de 100 $ par terre, ou que nous apercevons notre fiancé, une bonne dose de dopamine est relâchée dans notre système de récompense, et c’est ce qui nous donne cette sensation d’excitation lorsque nous recevons une récompense », explique M. Mestikawy, dont l’équipe a mis au jour un nouveau chaînon du circuit de la récompense, soit une population d’interneurones cholinergiques situés dans le noyau accumbens.
Interneurones stratégiques
« Contrairement aux autres neurones, ces interneurones utilisent deux neurotransmetteurs — messagers chimiques — au lieu d’un seul, ce sont des neurones bilingues. Ils utilisent l’acétylcholine comme un accélérateur pour activer la sensation de récompense, et le glutamate, comme frein pour l’inhiber. L’un augmente la libération de dopamine, tandis que l’autre la diminue », précise le neuroscientifique qui est également directeur de recherche au CNRS INSERM à Paris.
Les chercheurs ont d’abord confirmé le rôle stratégique de ces interneurones chez des souris ayant subi une modification génétique qui rendait leurs interneurones incapables de libérer le glutamate. En effet, lorsque ces souris avaient la possibilité de s’auto-injecter une dose de cocaïne, elles augmentaient leur consommation de cocaïne beaucoup plus que ne le faisaient les souris sauvages normales servant de contrôles, relate le neuroscientifique. Le circuit de la récompense de ces souris dépourvues du « frein glutaminergique » était beaucoup plus réactif et était inondé par une libération accrue de dopamine, explique-t-il.
À la suite de cette découverte chez la souris, le neuroscientifique a voulu savoir si les humains souffrant de dépendance étaient porteurs d’une mutation sur le gène responsable de la production de glutamate par les interneurones cholinergiques du noyau accumbens. Pour vérifier cette hypothèse, il a sollicité la collaboration de chercheurs en génétique et en psychiatrie qui ont séquencé le génome de 230 toxicomanes et de 213 personnes normales sans antécédent psychiatrique. Ce séquençage a révélé une seule mutation parmi les 213 génomes servant de contrôle — soit une fréquence de mutation d’environ 0,5 % — et une douzaine dans les génomes des 230 consommateurs de cocaïne ou de méthadone — soit une fréquence de mutation de 5 %, qui s’avère dix fois plus élevée que celle observée dans la population normale. « Cela veut donc dire que les personnes qui sont porteuses d’une mutation sur ce gène sont prédisposées à développer une dépendance, et ce, autant à la drogue, au sexe, au jeu, qu’à quelque chose de positif, comme le sport, les maths et la danse classique. En d’autres termes, cela signifie que si une telle personne goûte aux drogues, aux jeux, au sexe, ou à l’alcool, elle risque probablement de sombrer dans une dépendance catastrophique », souligne M. El-Mestikawy qui fait aussi remarquer que « comme cette mutation n’est présente que chez 5 % des personnes victimes d’une dépendance, cela signifie probablement qu’il y a plusieurs autres gènes intervenant dans le circuit de la récompense qui peuvent être altérés ».
En plus d’avoir épinglé un gène de vulnérabilité à la dépendance, Salah El-Mestikawy, qui cosigne un article relatant ces résultats dans la revue Molecular Psychiatry, croit que cette découverte pourrait aussi mener à la mise au point d’une thérapie efficace. « Une substance qui ciblerait et activerait les récepteurs sur lesquels le glutamate va agir normalement constituerait probablement un bon traitement contre la dépendance », indique-t-il.
Mais le chercheur insiste surtout sur l’importance de dépister les jeunes qui sont génétiquement à risque, et dont le circuit de la récompense est hyperréactif, le plus tôt possible afin d’intervenir avant qu’ils ne touchent aux drogues et aux jeux. « Un système de la récompense hyperréactif est un danger, mais aussi un potentiel », souligne-t-il toutefois avant de préciser que les souris génétiquement modifiées — sans glutamate — n’avaient pas que des problèmes de dépendance. « Elles étaient également extrêmement anxieuses. Mais, ce qui nous a surtout surpris, c’est qu’elles étaient plus intelligentes, elles réussissaient beaucoup mieux que les souris normales tous les tests qu’on leur faisait passer. Ce qui veut dire que quand il est muté, ce gène vient avec des inconvénients : la personne est plus anxieuse et son système de la récompense est beaucoup trop explosif, mais par contre, elle est plus perspicace. Cet ensemble donne des gens qui sont très focalisés. Il y a donc un petit message d’espoir dans tout cela : la dépendance, il faut apprendre à s’en servir et à la canaliser dans une bonne direction. » D’où l’importance d’identifier les individus à risque vers 10 à 12 ans, afin de les prévenir qu’ils « sont en danger, mais qu’en même temps, ils ont une chance », qu’ils ont « une grenade dans leur poche et qu’ils ne doivent pas la dégoupiller n’importe comment. Et que s’ils se mettent à faire de la danse, du sport, du violon ou des maths, ils seront beaucoup plus contents que leurs camarades quand ils auront de bons résultats, et leur plus grande motivation leur permettra d’exceller dans leur discipline ».
Le plaisir de courir

La neurobiologiste a comparé la motivation à courir de souris normales à celle de souris chez lesquelles on avait supprimé le gène synthétisant le STAT3 (Signal transducteur et activateur de la transcription-3), une molécule présente dans les neurones dopaminergiques de l’aire tegmentale ventrale (ATV), une structure centrale du circuit de la récompense qui libère de la dopamine dans le noyau accumbens, lequel intervient dans l’activation motrice. La molécule STAT3 permet l’expression du signal que désire envoyer la leptine au circuit de la récompense quand elle se fixe aux récepteurs situés sur les cellules de l’ATV. Chez les souris dépourvues de STAT3, la leptine ne pouvait donc plus exercer son coup de frein sur le circuit de la récompense, il en résulta que ces petits rongeurs choisissaient spontanément la pièce où était accessible une roue leur permettant de courir librement, et qu’elles couraient près de deux fois plus que les souris témoins, qui subissaient, quant à elles, les effets inhibiteurs de la leptine. « Les souris dépourvues de STAT3 recherchaient ce sentiment de bien-être qu’elles éprouvaient quand elles pouvaient faire de l’exercice », souligne Mme Fulton, avant de relater des études passées qui ont montré qu’à l’instar de ces dernières souris, les athlètes qui obtenaient les meilleurs temps au marathon étaient aussi ceux qui présentaient les plus bas taux de leptine. « Les personnes qui font de l’exercice de façon compulsive, comme si elles étaient atteintes d’une dépendance, présentent souvent de très bas taux de leptine, des taux qui sont même plus bas que ceux qui devraient correspondre à la quantité de tissu adipeux — qui est la source de la leptine — que leur corps contient. Compte tenu de nos résultats, il s’agit probablement d’une des raisons pour lesquelles elles ont cette dépendance, cette envie irrépressible de faire de l’exercice », ajoute la chercheuse.
Normalement, la leptine envoie un signal au cerveau l’informant que le corps contient des réserves d’énergie (de gras) suffisantes et qu’il n’est pas nécessaire de partir chercher de la nourriture. La leptine diminue non seulement l’envie de manger, mais aussi la motivation à courir, une activité qui a longtemps été chez l’homme liée à la recherche de nourriture, fait remarquer la chercheuse.
Ces résultats obtenus par l’équipe de Stephanie Fulton, et qui ont été publiés dans la revue Cell Metabolism, pourront vraisemblablement servir à traiter les personnes souffrant d’anorexie. « Celles-ci présentent de très bas taux de leptine et sont hyperactives. La leptine pourrait ainsi devenir un traitement de première ligne pour diminuer l’hyperactivité qui est un problème important chez les anorexiques », avance Mme Fulton, qui est également professeure au Département de nutrition de l’Université de Montréal.
Les gens dont le système de récompense est dysfonctionnel sont très handicapés et souvent dépressifs. Nous avons tous besoin d'un système de récompense fonctionnel.