La part d’humain dans la bête

Il est loin le temps où, comme Descartes, on assimilait l’animal à une machine et où l’on plaçait l’être humain dans une catégorie à part du vivant. L’étude du comportement des animaux — une discipline appelée éthologie — a peu à peu révélé leurs formidables capacités et nous amène aujourd’hui à nous interroger sur ce qui constitue le « propre de l’homme ». Rire, empathie, langage et même culture : selon les études scientifiques les plus récentes, ces caractéristiques sont loin d’être des exclusivités humaines.
Empathique comme… l’éléphant
Que fait un éléphant lorsqu’un de ses congénères est apeuré ? Il le réconforte, en gazouillant et en lui caressant le dos à l’aide de sa trompe. Un tel comportement a été observé à de multiples reprises par des scientifiques dans un parc naturel en Thaïlande. Il témoigne d’une compétence rare : celle de se mettre à la place de l’autre, de ressentir ce qu’il ressent et d’agir en conséquence. En d’autres termes, de faire preuve d’empathie.
Cette capacité, qu’on a longtemps cru réservée à l’être humain, semble particulièrement développée chez les éléphants. Les pachydermes adoptent parfois de jeunes animaux orphelins et viennent en aide à ceux qui, tombés dans un trou ou embourbés, se trouvent en mauvaise posture. Plus étonnant encore, les éléphants réagissent fortement à la mort d’un de leurs congénères. Ils essaient de le redresser, lui apportent de la nourriture, puis, une fois assurés que l’animal est bien décédé, le couvrent de végétation. Les seuls autres animaux qui adoptent des comportements aussi sophistiqués devant un compagnon décédé sont les chimpanzés.
Les grands singes ne sont d’ailleurs pas en reste lorsqu’il s’agit d’altruisme. Les éthologues rapportent de nombreux cas de chimpanzés ou de bonobos protégeant des compagnons malades, orphelins ou handicapés. Les singes rhésus préfèrent se laisser mourir de faim plutôt que d’infliger une décharge électrique à un de leurs congénères. Les spécialistes estiment que si l’empathie s’est ainsi développée chez ces animaux, c’est parce qu’ils vivent comme nous dans des sociétés complexes, dont le fonctionnement nécessite coopération et entraide.
Traditionnelle comme… la mésange charbonnière
Prenez une mésange charbonnière et apprenez-lui le dispositif permettant d’ouvrir, à l’aide de son bec, une boîte contenant un bon repas (des vers de terre frais). Ayant compris la technique d’ouverture et son intérêt, l’oiseau va répandre la bonne nouvelle parmi ses congénères : quelques jours plus tard, la majorité des mésanges du quartier sauront ouvrir la boîte. Mieux encore, la méthode va se transmettre à travers les générations suivantes ; les jeunes mésanges, après avoir appris auprès de leurs aînées comment accéder à la nourriture, perpétueront la tradition.
Les résultats de cette expérience, publiés il y a quelques semaines dans la revue scientifique Nature, montrent que des normes culturelles peuvent se constituer chez les mésanges et persister à travers leur descendance. Cette capacité, qui constitue un des piliers des sociétés humaines, n’avait jusqu’alors été observée que chez des singes. L’un des cas les plus fameux est celui de la femelle macaque Imo, résidente de l’île japonaise de Koshima, qui fut la première en 1953 à nettoyer dans l’eau une patate couverte de sable, avant de la manger. Dix ans plus tard, les trois quarts des macaques de Koshima utilisaient la même technique ! Plus récemment, des chercheurs français ont montré que des babouins entraînés à jouer à un jeu de mémorisation s’amélioraient de génération en génération. De multiples exemples de traditions locales, liées notamment à l’usage d’outils, ont par ailleurs été mis en évidence dans des populations sauvages de chimpanzés et d’orangs-outans.
Bavard comme… le mone de Campbell
« Boum boum ! » crie le mone de Campbell lorsque la nuit tombe et qu’il veut rassembler sa troupe. « Krak ! » s’exclame ce petit singe des forêts d’Afrique de l’Ouest, lorsqu’il voit s’approcher un léopard et qu’il souhaite prévenir ses compagnons. « Hok ! » profère-t-il encore à la vue d’un aigle. L’animal combine parfois également plusieurs de cris de base, pour former des sortes de « phrases » à la signification nouvelle. Ces observations, réalisées par le primatologue de l’Université de Neuchâtel Klaus Zuberbühler dans le parc national de Taï, en Côte d’Ivoire, font du mone de Campbell un des rares animaux à posséder des mots, voire — cela fait toujours débat parmi les spécialistes — une ébauche de syntaxe.
L’échange de vocalisations dotées d’un sens précis n’est donc pas l’apanage de l’être humain. Cette compétence a aussi été documentée chez d’autres singes, tel le macaque rhésus, et chez certains oiseaux, dont… la poule domestique. De leur côté, les perroquets sont capables de prononcer des mots humains et de comprendre les concepts auxquels ils se rattachent. Quant au chien, il possède toutes sortes d’aboiements différents, qu’il module en fonction du contexte. Enfin, les sifflements des dauphins constitueraient des signatures individuelles leur permettant de s’identifier à distance. Autant d’indices qui suggèrent que, même si l’être humain est passé maître en la matière, il n’est pas le seul animal doté d’un langage.
Rieur comme… le rat
Lorsqu’on chatouille un rat, il se met à rire. Ou, plutôt, à émettre des gazouillis sous forme d’ultrasons d’une fréquence de 50 kHz, qu’il produit aussi lorsqu’il joue avec ses congénères. Les rats chatouillés par des chercheurs s’attachent à eux et en redemandent.
Le « test des chatouillis » est un des seuls moyens de tester l’existence du rire au sein d’une espèce animale, sans savoir a priori quelle forme il prendra. Ce test a montré que les primates rient eux aussi, mais pas forcément de la même manière que nous. Seuls les chimpanzés et les bonobos émettent des sons et adoptent des mimiques qui rappellent le rire humain — pas étonnant, lorsqu’on sait qu’il s’agit des deux animaux les plus proches de nous d’un point de vue génétique.
En revanche, sans comprendre exactement les raisons qui poussent ces différents animaux à rire, il est difficile de prouver qu’ils disposent d’un sens de l’humour… Ce dernier serait-il un des derniers bastions de notre humanité ?