Souffrez-vous de «solastalgia»?

Glenn Albrecht est philosophe de l’environnement.
Photo: Glenn Albrecht Glenn Albrecht est philosophe de l’environnement.
Pour la première fois de son histoire, l’humanité fait face à la destruction potentielle de son unique habitat : la planète. Cette menace altère non seulement nos comportements, nos interactions sociales, mais la psyché même des individus, affirme Glenn Albrecht, philosophe de l’environnement et professeur au Département d’études environnementales de l’Université de Murdoch, en Australie. L’instigateur du concept de « solastalgia » nous parle de ce nouveau mal-être, à l’aube des changements climatiques. Entrevue.


Les changements climatiques ont des impacts connus sur la santé mentale et physique des populations. En inventant le concept de « solastalgia », vous avez poussé plus loin cette réflexion, pour décrire l’impact psychologique causé par la détérioration de l’environnement sur la conscience et le bien-être des collectivités et des individus. De quoi s’agit-il ?

Glenn Albrecht : Comme philosophe de l’environnement, mon travail m’a amené à travailler avec des fermiers qui vivaient dans une vallée luxuriante du sud de l’Australie, qui pourrait être décrite comme la Toscane des antipodes. Depuis 20 ans, l’exploitation effrénée de mines de charbon à ciel ouvert dans la vallée de Hunter, dans New South Wales, a transformé leur vie en enfer. Des explosions ponctuent leurs journées, les cours d’eau ont été pollués et d’immenses projecteurs éclairent les sites d’extraction nuit et jour. Ces gens sont venus me voir. Ils étaient en détresse, habités par une sorte de nostalgie permanente. Ils n’étaient pas privés de leur habitat, mais avaient le mal du pays. Or il n’existait pas de mot pour décrire cet état d’impuissance et de détresse profonde causé par le bouleversement d’un écosystème. Pour cette raison, j’ai développé le concept de « solastalgia », qui signifie « être privé de l’essence même de son environnement ».

Comment est né ce néologisme, aujourd’hui cité et repris par de nombreux scientifiques et chercheurs concentrés sur l’impact psychologique des changements climatiques ?

Ce sentiment se rapproche de la nostalgie ou de la mélancolie, qui, jusqu’au début du siècle, était considérée comme un trouble médical. Mais je ne suis pas médecin. Je décris plutôt un état, un sentiment profond vécu par des gens qui souffrent du mal du pays, en raison des mutations de leur habitat, même si, paradoxalement, ils sont encore chez eux. Je me suis inspiré du terme anglais « solace », qui renvoie au sentiment de réconfort et de soulagement, pour créer la solastalgia. Cet état décrit la détresse causée par la perte lente mais chronique des paramètres familiers liés à l’environnement d’un individu. Le rapport à l’environnement fait partie des éléments essentiels à l’équilibre mental humain. En ce sens, la perte de notre environnement a un impact direct sur l’état de notre conscience.

S’agit-il d’un état ou d’un trouble psychologique, pouvant aller jusqu’à affecter la santé mentale ?

Je suis un philosophe, un existentialiste, j’analyse le rapport de l’humain à la Terre et ne prétends pas contribuer à la science médicale. L’humain est un animal qui peut être rationnel et scientifique, mais aussi un animal émotif. J’ai voyagé à d’autres endroits dans le monde où l’on observe des populations affectées par cet état de solastalgia, cette détresse liée au bouleversement de leur environnement. Ces conditions, que j’appelle « psychoterratiques », renvoient à toutes les émotions et tous les sentiments découlant du lien entre la psyché et la Terre. Les concepts d’écoanxiété et d’écoparalysie ont aussi été décrits dans la littérature, mais ces termes ne font pas référence à des pathologies médicales qui peuvent être guéries par la médecine. Ce sont des états, des émotions.

Si les gens souffrent émotivement de l’impact des changements climatiques, comment expliquer l’absence d’actions et de réactions de la majorité des gens, et surtout des dirigeants, face à la menace causée par le réchauffement climatique ?

Certaines personnes vivent directement l’impact des changements climatiques. Parlez-en aux habitants de La Nouvelle-Orléans qui ont vécu l’ouragan Katrina. Le taux de détresse psychologique y a bondi, notamment chez les plus démunis. Le problème est que la majorité des gens en Occident ne sont pas encore touchés par les impacts du réchauffement climatique. Ce danger est encore perçu comme une menace lointaine. En plus de l’ignorance, la surabondance d’information et la désinformation sur les changements climatiques finissent par entraîner chez le commun des mortels aussi une sorte d’écoparalysie. On parle même d’écoconfusion, un sentiment qui survient quand les gens se sentent impuissants et incertains face à une menace réelle, surtout quand leurs propres dirigeants, notamment le vôtre au Canada, répondent par le déni ou tout simplement par la stupidité.

L’instinct de survie propre à l’homme, observé lors de cataclysmes naturels ou d’autres catastrophes causées par l’homme comme les guerres, ne finira-t-il pas par prendre le pas sur toutes ces autres émotions qui expliquent l’immobilisme actuel ?

La question des changements climatiques est un enjeu global. Or, comme espèce, l’humain a évolué dans des habitats dont l’échelle est d’abord régionale. La mondialisation de la culture a aussi éloigné les hommes de la réalité de ces écosystèmes régionaux et des cycles naturels de la nature. Dans ses travaux, Peter Louv parle de nature-deficit disorder pour décrire certains enfants de la dernière génération, constamment branchés à leur téléphone et à leur ordinateur, qui grandissent sans développer aucune conscience ni lien avec leur habitat naturel. Comment peut-on espérer que, à l’âge adulte, ces enfants éprouvent la moindre empathie avec la nature si leur vie est concentrée sur un monde virtuel ?

Pourtant, ce sont des adultes comme vous et moi — qui n’ont pas grandi dans cette culture mondialisée et dopée par Internet — qui prennent les décisions qui seront décisives pour l’avenir de l’humanité.

Les adultes souffrent aussi de ce que je surnomme à la blague le nature out overdose disorder. Nous sommes comme les naïfs du Na’vi dans Avatar. L’omniprésence de la technologie nous distrait des vrais problèmes. Le monde est inondé d’informations triviales qui expliquent cette indifférence généralisée. C’est tellement plus facile d’être distrait par les fesses de Kim Kardashian et les vidéos de chats que de se concentrer sur les enjeux cruciaux. Cela est pathétique.

Vous n’avez pas l’air très optimiste à propos de la capacité de l’être humain de se ressaisir pour changer ce qui semble inéluctable ?

Il y a un réel effet de décalage entre nos actions immédiates et l’impact attendu sur le réchauffement de la planète. Si nous reportons les actions essentielles pour agir sur le climat, notre comportement devra forcément changer pour s’ajuster à la hausse des températures et à la destruction des écosystèmes. À ce stade, il sera trop tard pour stopper la destruction d’une partie de la planète et beaucoup de gens vont en souffrir. Ce que j’appelle aujourd’hui la solastalgia sera un pique-nique, comparativement à l’intensité de la détresse que causeront les pandémies, les conflits causés par la diminution des ressources disponibles et le chaos social causé par l’effondrement de l’agriculture et des pêcheries. Il faut agir maintenant pour empêcher cela d’arriver.

Croyez-vous qu’on peut encore changer le cours des choses ?

Oui, je crois que les choses peuvent changer. Des mouvements sociaux importants s’organisent, comme ceux menés par Bill McKibben (NDLR : leader du groupe 350.org et du mouvement Step It Up, un mouvement national pressant le Congrès américain d’agir pour stopper le réchauffement climatique) ou Naomi Klein (star anticapitaliste, auteur de No Logo, devenue récemment activiste dans la lutte contre les changements climatiques). Mais, pour cela, il faudra passer d’une époque anthropocène (marquée, depuis la fin du XVIIIe siècle, par l’influence prédominante de l’être humain sur la biosphère), à la « simbioscène », une ère où l’homme devra apprendre à vivre en symbiose avec la planète pour assurer sa propre survie.

Glenn Albrecht est philosophe et l’auteur du concept de solastalgia. Il est professeur retraité en développement durable et en études environnementales à l’Université Murdoch, à Perth, en Australie.

Planète verte

Stress et violence de rue

Les études menées lors d’événements climatiques extrêmes, comme l’ouragan Katrina et des épisodes de canicule aux États-Unis, ont permis de mesurer la recrudescence de certains comportements ou de troubles mentaux. Le nombre de cas de dépression a bondi dans la foulée de Katrina, principalement chez les groupes sociaux les plus pauvres. Plusieurs rapports prévoient que les troubles de l’anxiété et la dépression seront favorisés par les épisodes climatiques extrêmes, les pertes de revenus (pertes agricoles, forestières et halieutiques), les conflits sociaux liés aux déplacements de population et au manque de ressources, la baisse de la qualité de vie.

Violence

Selon un rapport américain, l’augmentation des températures moyennes pourrait engendrer une hausse de 24 000 homicides et agressions pour chaque hausse de deux degrés. Une étude menée à Montréal a aussi recensé une augmentation des actes criminels lorsque le mercure dépasse les 30 degrés Celsius.

Écopsychologie : nouvelle réalité du réchauffement climatique ?

Il n’y a pas que le champ de la philosophie qui s’intéresse au lien entre psyché et environnement. Plusieurs experts parlent maintenant d’écopsychologie pour décrire le nouveau champ de la psychologie ouvert par la réalité des changements climatiques. Dans un rapport de 230 pages diffusé en 2014, l’Association américaine des psychologues (APA) presse d’ailleurs ses membres de prendre acte de cette nouvelle réalité, qui aura des impacts majeurs sur le bien-être de la population. Comme l’ont détaillé certains travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), on anticipe une augmentation des épisodes de stress et d’anxiété dus aux impacts du réchauffement global. Les psychologues jugent aussi crucial d’approfondir les connaissances sur les raisons qui motivent les gens à ne pas réagir à la menace climatique. Parmi les hypothèses suggérées : l’accès à l’éducation, le déni, la perception lointaine du risque, la méfiance à l’égard des médias et des gouvernements, ainsi que des facteurs culturels et sociaux. Si 75 % des Américains jugent le réchauffement climatique comme un problème très ou assez préoccupant, cette proportion atteint 87 % au Canada et 97 % au Japon.


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