Mireille Mathieu - L'apôtre du changement

Vous faire rencontrer des chercheurs passionnants et passionnés, c'est ce que proposent la revue Découvrir et Le Devoir dans cette série de portraits de membres de notre communauté scientifique. Ces portraits, présentés en primeur ici, sont extraits de la revue bimestrielle Découvrir, qui rend compte des avancées de la recherche d'ici, dans toutes les disciplines. Le prochain numéro sera disponible en kiosque au cours des prochains jours (www.acfas.ca/decouvrir).

«L'unique chose sur laquelle on puisse toujours compter, c'est le changement. » Si une seule phrase devait résumer Mireille Mathieu, ce serait celle-là. En effet, ses vies de chercheuse, de professeure ou de doyenne ont toutes été guidées par le même but : changer les choses, pour le meilleur.

On dit qu'elle a la couenne dure et qu'elle trime fort. Quand elle a une idée en tête, elle la défend bec et ongles. « Si elle essuie un revers, dit son ancien collègue Joseph Hubert, elle rebondit toujours avec la même détermination. » Autant le dire tout de suite : Mireille Mathieu vient à bout de tout ce qu'elle entreprend.

À preuve : le Centre de liaison sur l'intervention et la prévention psychosociales (CLIPP), qu'elle a créé, son cheval de bataille depuis le début de sa carrière, contre vents et marées. Aujourd'hui, c'est le « bébé » auquel elle consacre tout son temps. « L'accouchement a été difficile, mais j'y suis arrivée ! », laisse tomber la mère. Le CLIPP est le tout premier organisme qui cherche à rendre « comestibles » les résultats issus des sciences sociales pour aider tous ceux et celles qui interviennent, de près ou de loin, auprès des personnes aux prises avec des problèmes psychosociaux. « Ça fait 20 ans que j'en rêve ! »

À la conquête du cerveau

Tout a commencé par La Nausée, de Jean-Paul Sartre. Poussée très jeune à la lecture par son père enseignant et une mère boulimique de livres, Mireille Mathieu est littéralement aspirée alors par les idées de l'écrivain philosophe. Dès ce moment, elle entreprend de conquérir la pensée et le cerveau humains. « J'aurais pu passer par la philosophie ou la neurologie, mais j'ai choisi la psychologie. Et ce n'était pas pour sauver le monde : je voulais comprendre comment se développe notre cerveau, la base du comportement. »

Après un baccalauréat en psychologie et une maîtrise en psychophysiologie, elle obtient son doctorat qui porte sur les liens physiologiques entre l'apprentissage et la motivation. Elle poursuit sensiblement les mêmes travaux pendant ses études postdoctorales à l'Université de Lille, en France, puis revient au pays, où elle devient professeure au département de psychologie de l'Université de Montréal. Mais l'arrivée au Québec de deux confrères chimistes américains va provoquer une réorientation de ses recherches et lui fournir la matière qui l'occupera pour les années à venir.

Les deux hommes, fraîchement débarqués d'Afrique, transportent dans leurs bagages Lori et Chérie, deux jeunes chimpanzés mâle et femelle, une aubaine pour la jeune chercheuse. Emballée, elle parie qu'elle arrivera à démontrer que les cerveaux de Lori et Chérie passent par les mêmes stades de développement cognitif que ceux des bébés humains. Dans la résidence des deux Américains, elle improvise un laboratoire où, jour après jour, avec son équipe d'étudiants, elle observe le comportement des deux jeunes primates à travers un miroir sans tain. Après plusieurs mois, le collègue de Mireille Mathieu s'incline : même s'il s'effectue plus rapidement et qu'il est plus limité, le développement cognitif des primates suit les mêmes stades que celui des humains.

L'expérience vaut à la jeune femme une généreuse subvention qui lui permet d'acheter une maison mobile où logeront, sur le campus de l'Université de Montréal, quatre bébés chimpanzés venus d'Oklahoma. Elle se souvient encore du voyage de retour en avion, en compagnie de ses deux premiers bébés âgés d'une semaine, Spock et Sophie, que leur mère avait abandonnés. « Mon adjointe et moi avons voyagé avec chacune un chimpanzé et un biberon dans les bras ! »

Un an plus tard, en 1977, deux autres bébés, Maya et Merlin, s'ajoutent à la joyeuse bande. Cette fois, Mireille Mathieu applique soigneusement la méthodologie d'observation de Jean Piaget, ce grand spécialiste du développement de l'enfant. Les chimpanzés seront-ils capables de faire des liens entre une cause, par exemple un objet, qu'ils ne voient pas, et ses manifestations ? « Les piagétiens nous regardaient avec scepticisme, relate-t-elle, et nous attirions beaucoup l'attention des médias. » En dépit de l'aspect spectaculaire de ces travaux, l'hypothèse de Mireille Mathieu se révèle juste encore une fois. « Même s'il ne va pas au delà du niveau atteint par un bébé humain peu doué âgé de 18 mois, le développement cognitif du chimpanzé passe par les mêmes stades que le nôtre. » Ses résultats de recherche, appuyés par des épreuves rigoureuses empruntées à la réputée chercheuse Thérèse Gouin-Décarie, sont alors publiés dans plusieurs revues spécialisées.

Mireille Mathieu consacre aussi quelques heures par semaine à la psychologie clinique à la Behavior Therapy Unit du Allan Memorial Institute, rattaché à l'Université McGill, tout en étant professeure à temps plein. Elle y effectue des recherches et supervise des travaux cliniques, en thérapie de couple notamment. Elle constate alors que les chercheurs et les praticiens communiquent très peu les uns avec les autres : « Je m'efforçais de transmettre mes résultats à mes collègues cliniciens pour qu'ils puissent améliorer le sort de leurs patients. Malheureusement, les praticiens n'avaient pas beaucoup de temps pour lire les publications scientifiques. J'ai vite observé, avec frustration, que les résultats de recherche en psychologie ne sortaient pas des murs des universités. Et je me disais : à quoi bon faire des travaux sur les problèmes les plus criants de la société si personne n'en bénéficie ? »

En 1983, Mireille Mathieu cesse ses recherches. « Les chimpanzés étaient devenus costauds, et dangereux. Après sept ans, nous avions fait le tour du sujet. » Elle devient directrice du département de psychologie de l'Université de Montréal. Ses collègues chimpanzés, eux, sont confiés au Jardin zoologique de Québec. « Ne me demandez pas d'y aller aujourd'hui, ce serait trop difficile pour moi de les revoir... »

Mme Mathieu dirige le département pendant quatre ans. Elle devient ensuite vice-doyenne à la planification de la faculté des arts et des sciences, puis vice-doyenne aux études. Même si elle s'éloigne de la recherche active, le peu de diffusion dont souffrent les recherches en sciences sociales, notamment les sciences sociales appliquées, continue de la préoccuper. Elle fait tout en son pouvoir pour promouvoir le rôle social de l'université. C'est l'époque où des organismes qui font le pont entre les universités et l'industrie sont créés par le gouvernement québécois : les centres de liaison et de transfert. Pour elle, si l'entreprise a besoin des travaux universitaires en mathématiques et en biologie, la société a certainement besoin, de son côté, du labeur des chercheurs en psychologie. C'est dans cette optique qu'elle présente le projet de création d'un centre de liaison et de transfert sur l'intervention et la prévention psychosociales. Son idée est accueillie chaleureusement par plusieurs chercheurs, mais poliment, sans plus, par les décideurs et les bailleurs de fonds. « Il y avait de l'intérêt, chez ces derniers, mais certainement pas un besoin. Et puis, la recherche psychosociale en partenariat avec les milieux de pratique n'en était qu'à ses débuts chez nous... », confie-t-elle sans trop d'amertume. Cependant, l'idée lui reste collée aux méninges : ce ne sera que partie remise.

En 1994, Mireille Mathieu devient doyenne de la faculté des arts et des sciences. Durant ses huit années à ce poste, elle a à coeur d'offrir les meilleures conditions de recherche aux professeurs, mais elle se préoccupe aussi du sort des étudiants. Pour eux, elle ouvre plusieurs portes sur le monde. Elle contribue notamment à la création du Centre canadien d'études allemandes et européennes, du Centre de ressources sur l'espagnol, du Centre interuniversitaire d'études néohelléniques ainsi qu'au développement du Centre d'études est-asiatiques et du Centre d'études classiques. « Je tenais à offrir aux étudiants des programmes innovants, qui puissent coller le plus possible au marché du travail. Je voulais aussi qu'ils aient l'occasion de se former à d'autres langues, d'autres cultures », relate-t-elle.

Joseph Hubert, vice-doyen à la recherche à cette époque, en a long à dire sur son ancienne collègue. « Mireille est une passionnée de la chose universitaire. Elle a été doyenne à une période où les universités subissaient de grandes compressions. Malgré cela, elle était bien déterminée à provoquer des changements. Ses facultés d'analyse sont très aiguisées et elle a une capacité de travail incroyable. Jamais elle n'a accepté le statu quo. Elle a amené plusieurs personnes à se remettre en question et a su tirer le meilleur de nous-mêmes », témoigne celui qui est maintenant doyen de la faculté des arts et des sciences.

En 1999, Mireille Mathieu revient à la charge avec son projet de centre de liaison et de transfert. Elle présente son idée à Jean Rochon, qui dirige à l'époque le défunt ministère de la Recherche, de la Science et de la Technologie (MRST). Le ministre s'apprête alors à déposer le projet de Politique québécoise de la science et de l'innovation. Cette fois, l'idée de Mme Mathieu suscite l'enthousiasme, et ce, tant du côté du ministère que de celui des chercheurs et des milieux de pratique. Elle se souvient : « Le Conseil québécois de la recherche sociale avait fait beaucoup pour le développement de la recherche sociale en partenariat avec les milieux de pratique. Je crois aussi que nos nombreuses tentatives de transfert de connaissances avaient fait prendre conscience de l'ampleur des besoins au Québec. »

Malheureusement, le MRST ne disposera pas des fonds nécessaires pour donner des suites favorables à la demande de subvention déposée en juin 2000. Le CLIPP prend tout de même son envol, mais faiblement. Les débuts du centre ne laissent pas beaucoup de répit à Mireille Mathieu, qui occupe désormais le poste de présidente-directrice générale à temps plein. De 2000 à 2002, l'organisme a beaucoup de mal à survivre financièrement et vient près de fermer ses portes. Puis, enfin, Valorisation-Recherche Québec (VRQ) apporte une lumière au bout du tunnel : en juin 2002, il octroie au CLIPP une subvention de transition, puis une enveloppe beaucoup plus substantielle pour 2003-2006. « Cette subvention nous permettra de déployer enfin nos ailes ! », s'exclame la p.-d.g.

La première chose à faire ? Valoriser les sciences sociales. « Tout le monde a dans son entourage familial ou professionnel quelqu'un qui s'est suicidé ou qui souffre de violence conjugale, et le public croit connaître ces phénomènes, souligne Mireille Mathieu. Mais la plupart du temps, il y a fausse impression de connaissance. C'est généralement plus complexe qu'on l'imagine, et ce n'est pas une mince tâche que de comprendre ce qui se passe en réalité. »

De plus, la recherche en sciences sociales est difficile à médiatiser : pas de laboratoires ultramodernes ni de « visuel » accrocheur. Et les diffuseurs pensent que le public connaît déjà tout sur ces sujets. « Cette idée que les sciences sociales sont des sciences " molles " a des conséquences sur leur valorisation et leur financement, remarque Mireille Mathieu. Pourtant, il n'y a pas de sciences molles : il n'y a que des sciences qui manquent de rigueur. » De l'avis de notre bagarreuse, ce sont les personnes les plus défavorisées psychologiquement qui écopent le plus de la mauvaise tribune faite aux sciences sociales. Le CLIPP compte bien faire en sorte que la recherche psychosociale joue pleinement son rôle au sein de la société. Mais comment ? En améliorant les pratiques et les politiques de prévention et d'intervention.

Au moment de sa création, le CLIPP a choisi de s'attaquer d'abord aux problèmes des jeunes. Les agressions sexuelles, la négligence, la violence à l'endroit des enfants sont parmi les domaines où il y a urgence d'agir. « Si nous intervenons précocement auprès d'enfants témoins d'actes de violence, peut-être arriverons-nous à prévenir la violence conjugale au sein des jeunes couples. » Des travaux sur le dépistage de la violence conjugale et l'intervention auprès de femmes victimes de cette violence ont bien fait ressortir cette nécessité.

Le dépistage de la violence

Le CLIPP a d'ailleurs préparé une trousse de formation sur le dépistage de la violence conjugale. Tous les établissements du réseau de la santé et des services sociaux ainsi que les ordres professionnels peuvent se la procurer depuis le printemps 2003. L'École nationale de police du Québec et le Regroupement des centres de la petite enfance de Montréal se sont aussi associés au CLIPP pour mettre en branle un vaste programme de transfert des connaissances. Les phénomènes du bébé secoué et de la maltraitance physique envers les enfants font l'objet d'une autre trousse de formation, destinée celle-là aux intervenants et aux décideurs.

Une vaste étude sur les problèmes de santé mentale dans les entreprises est également en cours. Les résultats permettront de déterminer quels sont les besoins principaux des milieux de travail en matière de transfert des connaissances sur la qualité de vie au travail. L'objectif — ambitieux, mais réaliste, selon Mireille Mathieu — est de couvrir d'ici quelques années l'ensemble des problématiques psychosociales. La principale raison d'être du CLIPP est de faire en sorte que tous les intervenants de première ou de deuxième ligne puissent avoir accès aux connaissances les plus récentes sur les problèmes psychosociaux jugés prioritaires. « Le CLIPP veut être "le" centre de référence, LE centre de veille stratégique pour ce qui concerne tant les résultats de recherche que les acteurs de cette recherche, au Québec et ailleurs », souligne sa fondatrice. Le CLIPP compte ni plus ni moins hausser la qualité de vie de la population québécoise en améliorant les pratiques de prévention et d'intervention. « Et j'entends bien tenir mes promesses ! »

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