La grande ronde autour de la Terre

Le succès médiatique de l’astronaute Chris Hadfield, revenu sur la Terre lundi dernier après un séjour de cinq mois à la Station spatiale internationale, a fait resurgir les critiques au sujet de la pertinence de maintenir à grands frais dans l’espace cette installation fragile et vieillissante qui génère très peu d’avancées scientifiques.
Suivi par quelque 885 000 abonnés sur Twitter, où il a régulièrement publié des photos et des vidéos de sa vie à l’intérieur de la Station spatiale internationale (SSI), Chris Hadfield a fait un tabac avant d’entreprendre son retour sur la Terre en interprétant Space Oddity de David Bowie avec sa guitare flottant autour de lui. Vendredi, la chanson avait été visionnée près de 13 millions de fois.
« Ça fait cher la séance d’enregistrement d’une partition musicale ! », lance Yves Gingras, sociologue des sciences à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Même si on a surtout entendu Chris Hadfield jouer de la musique, l’Agence spatiale canadienne affirme qu’il a effectué 130 expériences scientifiques, un record, dit-on. « La question qu’on doit se poser est celle-ci : quelle est la valeur de ces expériences-là, quel est leur coût ? », soulève M. Gingras, avant de poursuivre. « On a fait une foule de petites expériences de niveau secondaire, mais pas vraiment de contribution qui nous permettrait d’affirmer qu’on a fait avancer la science. Les associations savantes des États-Unis, dont l’Association américaine des physiciens et la Société américaine de biologie cellulaire, ont toujours déclaré qu’il n’y a pas de justification scientifique à la station orbitale. »
La construction de la SSI a coûté plus de 135 milliards de dollars, et chaque année le gouvernement américain y accorde plus de 4 milliards, si on inclut le transport pour s’y rendre et en revenir. La contribution du Canada depuis 1990 s’élève à 1,45 milliard, dont 1,245 million pour le développement du système d’entretien mobile, comprenant la base mobile, Canadarm2 et Dextre.
Peu d’impact
Tout cet argent sert à tourner autour de la Terre à 350 kilomètres d’altitude et à réaliser des expériences ayant peu d’impact scientifique, font remarquer Yves Gingras, Robert Lamontagne, professeur d’astrobiologie à l’Université de Montréal, et Sylvain Bélair, directeur général du Cosmodôme de Laval et membre d’un comité d’exploration spatiale à la NASA.
En comparaison, le grand collisionneur de hadrons (LHC pour Large Hadron Collider), dont la construction a coûté 9 milliards de dollars, est une aubaine, compte tenu du fait que sa contribution scientifique devrait révolutionner notre compréhension de la matière et de l’Univers.
Dans un article du Financial Times le 31 mars dernier, on affirmait que « le Royaume-Uni ne s’était jamais impliqué dans la SSI parce qu’il considérait que sa valeur scientifique était réduite ».
« On ne peut pas faire de l’exploration spatiale dans une station qui tourne autour de la Terre à 350 kilomètres d’altitude, comme on l’a entendu ad nauseam à propos de la SSI. Explorer l’espace, c’est explorer Mars, Jupiter, Uranus, et cela se fait avec des robots et des satellites automatisés. C’est la seule façon de faire de la vraie science. Tout l’argent qu’on engloutit dans la SSI ne va pas aux véritables priorités, qui sont d’observer la Terre et l’Univers à l’aide de satellites et de télescopes comme Hubble, Kepler et Planck, qui nous informent sur les origines de l’Univers et qui coûtent énormément moins cher que la SSI, qui n’a jamais véritablement fait avancer la science », déclare le sociologue Gingras.
« Les robots coûtent nettement moins cher. Une mission spatiale robotisée modérément complexe, comme le robot Curiosity sur Mars, est de l’ordre du milliard. C’est cent fois moins cher, donne comme exemple Robert Lamontagne. Je ne suis pas contre le fait d’envoyer des humains dans l’espace, mais je pense que nous n’en avons pas les moyens présentement. La facture de l’exploration habitée est très salée pour la quantité d’informations qu’on en retire. »
Des robots?
L’astrophysicien de l’Université de Montréal René Doyon, qui a découvert des exoplanètes il y a quelques années, a un point de vue plus positif. « Il est indéniable que, scientifiquement, ce sont les activités d’astronomie spatiale et d’exploration du système solaire qui ont produit le plus d’articles dans Nature. Mais on ne sait pas si les robots seront suffisants pour déterminer hors de tout doute s’il y a eu de la vie sur Mars. On avance très bien dans cette quête-là en envoyant des robots, mais il n’est pas impossible qu’on ait vraiment besoin d’envoyer des humains un jour. Dans ce cas, il nous faut comprendre comment l’humain réagit dans l’espace. Or la SSI est là, ce serait dommage de ne pas s’en servir pour maintenir une présence humaine dans l’espace », croit-il.
« Les progrès que nous avons accomplis avec les robots sont étonnants. On ne voit toujours pas les limites de cette technologie. Les missions robotiques sont beaucoup moins coûteuses et, quand on se plante, c’est moins dramatique. Un voyage humain sur Mars soulève de nombreux problèmes éthiques, notamment parce que cela risque fort d’être un voyage aller seulement et que l’exposition aux rayonnements qu’entraînera un tel voyage sera problématique. »
« S’il n’y a pas d’intention sérieuse de faire le grand bond sur Mars qui devrait coûter une centaine de milliards de dollars, on pourrait faire plein d’autres missions spatiales. Le Canada a notamment un beau projet de télescope spatial que nous n’arrivons pas à financer parce que les fonds sont limités », fait-il remarquer, avant d’insister sur le défi de trouver un équilibre entre les coûts associés au programme spatial humain, dont fait partie la SSI, et ceux liés aux autres activités que sont l’astronomie spatiale et l’exploration du système solaire par des sondes.
Selon Robert Lamontagne, la SSI nous permet probablement d’apprendre « encore quelques petites choses sur la physiologie humaine et la façon dont on pourrait maintenir des humains dans l’espace très longtemps. C’est à peu près la seule science véritablement utile qui est digne d’intérêt. Le reste, des robots pourraient probablement le faire ».
Yves Gingras convient que la SSI est l’endroit par excellence pour faire des expériences en état d’apesanteur. « Mais à l’heure où on réduit les budgets de recherche aux organismes subventionnaires et aux universités, et où on exige d’un physicien qu’il justifie le bien-fondé des 20 000 $ qu’on lui accordera, […] il faudrait qu’on cesse d’investir quoi que ce soit dans la SSI », tranche-t-il.
Par ailleurs, plusieurs soulignent l’âge de la SSI, dont la plupart des modules ont largement dépassé la durée de vie qu’on leur avait prédite. On dit aussi souvent que les astronautes consacrent plus de temps à l’entretien et à résoudre des dysfonctionnements qu’à faire des expériences scientifiques.
« La SSI est scientifiquement indéfendable, mais elle a une valeur médiatique », affirme Yves Gingras. « Chris Hadfield a fait un travail remarquable en relations publiques et en communication », poursuit Robert Lamontagne.
René Doyon fait remarquer pour sa part que « tout ce qu’on fait dans l’espace coûte très cher. Notamment, le télescope spatial James-Webb coûtera 8 milliards de dollars. Pour le justifier auprès des contribuables, les astronautes ont beaucoup plus de pouvoir que nous. Le vidéoclip de M. Hadfield a fait beaucoup de chemin. La NASA a besoin de cette visibilité-là auprès du public pour mieux se justifier. Cela dit, je me fais davantage l’avocat de l’exploration robotique et scientifique car, pour un même nombre de milliards de dollars mis à notre disposition, elle est plus rentable scientifiquement. »
Les astronautes qui flottent dans l’espace fascinent toujours le grand public, mais pour motiver les jeunes à opter pour une carrière scientifique, ce sont plutôt les robots qui rouleront sur Mars ou qui s’enfonceront plus loin dans l’Univers qui font vraiment rêver, croient Yves Gingras et Sylvain Bélair.