Les gènes du génie

Photo: Illustration Tiffet

Déterminer les gènes de l’intelligence est le défi que s’est lancé un laboratoire de génomique chinois. Il s’agit d’un projet quasi impossible, affirment plusieurs chercheurs. Un projet dont les résultats risquent d’être mal interprétés et utilisés à mauvais escient, ou du moins qui relancera le sempiternel débat sur la part de l’inné et de l’acquis dans l’intelligence, préviennent d’autres scientifiques.

Un ambitieux projet de recherche que celui de Zhao Bowen, petit génie de 21 ans qui a cosigné, à l’âge de 15 ans, son premier article dans Nature Genetics sur le génome du concombre. Zhao dirige aujourd’hui le Laboratoire de génomique cognitive de BGI (Institut de génomique de Pékin), une compagnie privée subventionnée en partie par le gouvernement chinois et dont les laboratoires sont installés depuis 2007 à Shenzhen, près de Hong Kong.


On dit que BGI est le plus gros centre de séquençage de l’ADN au monde. On y a séquencé notamment le génome du riz, du ver à soie, de la pomme de terre et du panda géant.


Zhao caressait depuis longtemps le projet d’analyser l’ADN de personnes surdouées dans l’espoir d’y découvrir les gènes responsables de l’intelligence. « Les gens ont choisi pendant longtemps d’ignorer la génétique de l’intelligence parce qu’ils pensent qu’il s’agit d’un sujet controversé, particulièrement en Occident. Or ce n’est pas le cas en Chine », a-t-il déclaré au Wall Street Journal.


Zhao a donc lancé son programme en procédant au séquençage de l’ADN des individus les plus brillants de son ancien lycée d’élite. Mais pour débusquer des variants génétiques propres aux surdoués et obtenir des résultats significatifs, il lui fallait un plus grand nombre de participants.


Le gouvernement de Shenzhen lui accorde finalement un financement de 810 000 $, ce qui permet la véritable mise en branle du projet. Après la publication d’un article sur Zhao dans le Washington Post, en juin 2010, Stephen Hsu, physicien théoricien de l’Université de l’Oregon, aux États-Unis, manifeste son intérêt pour cette recherche et décide d’y participer.


Robert Plomin, professeur de génétique du comportement au King’s College de Londres, fait de même et contribue en apportant les échantillons d’ADN de 1600 individus au QI (quotient intellectuel) hors norme, échantillons qu’il a obtenus il y a 40 ans, aux États-Unis, dans le cadre d’un projet intitulé L’étude des jeunes précoces en mathématiques.


Zhao continue de solliciter la participation d’étudiants ou de chercheurs qui assistent aux conférences qu’il donne dans les grandes universités américaines, ainsi que sur le site Internet du laboratoire.


Car l’objectif est de recueillir des échantillons de salive (et ainsi d’ADN) de 2200 individus ayant un QI supérieur à 145 (la valeur moyenne atteinte par les récipiendaires du prix Nobel, soit une personne sur 30 000), afin de comparer le génome de ces prodiges à celui de plusieurs milliers de personnes dotées d’un QI de 100, qui correspond à une intelligence moyenne.


En observant la façon dont se distinguent les génomes de ces deux groupes, les chercheurs espèrent découvrir des variants génétiques (régions du génome où la séquence de nucléotides serait différente chez les surdoués) qui seraient associés aux aptitudes intellectuelles.


Les résultats de ce projet pourraient ensuite servir à la mise au point d’un test génétique capable de prédire les aptitudes cognitives dont a hérité une personne. « Si nous pouvons identifier ainsi les enfants qui auront des problèmes d’apprentissage, nous pourrons intervenir » tôt dans leur vie par le biais de programmes particuliers, a fait valoir Robert Plomin au Wall Street Journal.


Selon la spécialiste des aspects éthiques de la génétique et de la génomique Bartha Knoppers, qui dirige le Centre de génomique et politiques de l’Université McGill, « un test prédictif pourrait aider autant qu’il pourrait créer des expectatives basées uniquement sur la génétique, oubliant que les gens vivent dans un environnement qui influence grandement la génétique ».


Il y a en effet le danger que ces données génétiques soient mal interprétées et utilisées à mauvais escient. Par le passé, des études dites scientifiques sur l’intelligence ont été employées comme outils de discrimination pour discréditer des groupes raciaux, voire des individus. « Ce projet me fait penser à l’histoire du roman de Bernard Weber, La troisième humanité, où les humains tentent d’influencer le cours de l’évolution. Cela me fait bien peur. Rappelons-nous que la biodiversité est essentielle à la survie de l’espèce », affirme pour sa part le neuropsychologue Dave Ellemberg, de l’Université de Montréal.


D’entrée de jeu, le généticien Guy Rouleau, directeur de l’Institut neurologique de Montréal, insiste sur le fait qu’un QI au-dessus de la moyenne n’est pas nécessairement synonyme d’intelligence supérieure. « Le QI donne plutôt une idée de la réussite scolaire d’un individu. Il prédit relativement mal la valeur d’une personne et son potentiel de réussite dans la vie. Le QI est néanmoins une mesure reconnue qui a une certaine valeur, mais il ne décrit qu’une composante de l’intelligence », précise-t-il.


M. Rouleau confirme par ailleurs que plusieurs études portant sur des jumeaux ont montré qu’une proportion importante des variations observées entre les individus dans le QI est imputable aux gènes. Mais l’influence de l’environnement et des maladies est tout aussi primordiale, souligne-t-il.


« Un enfant qui vit dans un milieu peu stimulant ne développera pas son potentiel même si ce dernier est exceptionnel. Aussi, un enfant potentiellement doué pourra souffrir d’une méningite à un an ou subir un traumatisme crânien à deux ans, qui compromettra son potentiel. L’intelligence est le produit final de l’interaction entre la génétique et l’environnement. Par exemple, certains variants génétiques ne favoriseront un QI plus élevé que s’ils se retrouvent dans un environnement bien particulier. De telles interactions laissent imaginer le nombre impressionnant de possibilités, et donc la grande complexité du trait », explique-t-il.


Le Dr Rouleau ne remet absolument pas en cause la pertinence d’une telle étude, qu’il compare à plusieurs autres. Toutefois, il doute que l’équipe obtienne des résultats clairs, car « il y a fort probablement de nombreux facteurs différents qui travaillent ensemble de manière complexe. Et pour les mettre en évidence, il faudrait un nombre de participants beaucoup plus grand », dit-il, avant d’ajouter que, « bien sûr, leurs découvertes pourraient être mal interprétées et mal utilisées. Il est important que la société, par le biais de nos gouvernements, fasse le nécessaire pour empêcher tout abus, toute discrimination, toute sélection d’embryons en fonction de ce trait. »


Selon Bartha Knoppers, « ce n’est pas parce que ces scientifiques cherchent à comprendre pourquoi certaines personnes sont plus intelligentes que d’autres qu’on doit prohiber leurs recherches. Il ne faut pas juger ce projet uniquement en pensant aux dérives possibles. On fait bien des études génétiques sur les personnes déprimées, alcooliques, obèses, ou qui ont une aptitude particulière pour le sport. L’intelligence est probablement le résultat de la combinaison de plusieurs facteurs, dont l’un pourrait être héréditaire. La nutrition, l’environnement physique et socioéconomique jouent un rôle tout aussi important », souligne-t-elle.


Mme Knoppers s’inquiète surtout des conditions dans lesquelles la recherche est effectuée. « Tous les participants ont-ils donné leur consentement à ce projet spécifique ? Les chercheurs ont-ils reçu l’approbation de comités d’éthique ? Le projet fait-il l’objet d’une étroite surveillance éthique ? », s’interroge-t-elle.


Chose certaine, le groupe chinois BGI espère publier les premiers résultats de son étude au cours de l’été. À suivre…

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