La musique universelle des émotions

Le musicien indien Ravi Shankar, virtuose du sitar, en concert à Bangalore, en Inde, en février dernier. La musique orientale n’est pas si éloignée de sa cousine occidentale dans sa façon de communiquer les émotions.
Photo: Agence France-Presse (photo) Manjunath Kiran Le musicien indien Ravi Shankar, virtuose du sitar, en concert à Bangalore, en Inde, en février dernier. La musique orientale n’est pas si éloignée de sa cousine occidentale dans sa façon de communiquer les émotions.

Aussi différentes soient-elles, les musiques occidentales et orientales évoquent la joie et la tristesse en faisant appel à des structures tonales très semblables. Qui plus est, la musique mimerait les intonations de la langue parlée pour exprimer ces émotions, ont découvert des chercheurs de Singapour et des États-Unis.

Un Occidental qui écoute pour la première fois une musique orientale ne ressentira probablement pas l'émotion qu'elle suscitera chez un Oriental, car chaque culture possède ses structures et codes musicaux particuliers. Par exemple, «les intervalles choisis entre les notes varient d'une culture à l'autre», précise Philippe Depalle, professeur au Département des technologies de la musique de l'École de musique Schulich de l'Université McGill. «Dans les musiques arabes, orientales et indiennes, on utilise couramment le quart de ton, voire le neuvième de ton, alors que dans la musique occidentale, les intervalles se limitent généralement aux tons et demi-tons, à l'exception de certaines musiques contemporaines qui vont en deçà du demi-ton.»

Dans la musique occidentale, le mode majeur est associé aux émotions positives, comme l'enthousiasme et la joie, tandis que le mode mineur est employé pour exprimer des émotions négatives, soient sombres et tristes. «Il n'est toutefois pas clair si ces associations sont intrinsèques à la perception tonale, ou si elles résultent d'une exposition à la musique occidentale», soulignent d'entrée de jeu Daniel Liu Bowling et les coauteurs d'un article publié ces derniers jours dans la revue PLoS ONE. Pour résoudre cette énigme, ces scientifiques de la Duke-National University of Singapore et de la Duke University à Durham en Caroline du Nord, ont cherché à savoir comment on utilisait «les notes et les relations entre elles» pour exprimer les émotions dans les différentes musiques du monde. «Nous espérions trouver un commun dénominateur entre les différentes cultures dans la façon d'utiliser la tonalité pour exprimer les émotions», expliquent les chercheurs.

Pour ce faire, ils ont choisi de comparer des pièces de musique occidentale à des pièces de musique carnatique, la musique traditionnelle de l'Inde du Sud, dans laquelle les modes majeur et mineur n'existent pas. La musique carnatique est plutôt construite selon un ensemble de règles, appelées «râgas». Les râgas sont comparables aux modes majeur et mineur de la musique occidentale, en ce qu'ils spécifient les notes et les intervalles entre les notes pouvant être utilisés librement et ceux devant l'être avec parcimonie. Pour établir leur comparaison, les chercheurs ont sélectionné des pièces musicales qui étaient construites selon deux types de râgas, dont l'un était associé au sentiment (ou rasa) de joie et de bonheur, et l'autre à la rasa de tristesse et de chagrin. La structure tonale de chaque pièce musicale a été déterminée en mesurant la taille des écarts (ou intervalles) entre les notes successives de la mélodie (intervalle mélodique), ainsi qu'entre chaque note jouée et la note tonique (le premier degré d'une tonalité) avec une précision d'un centième de demi-ton.

La musique imite la voix

Les chercheurs ont alors découvert qu'autant dans la musique occidentale que dans la musique indienne, les mélodies qui comprenaient un grand nombre d'intervalles supérieurs à une seconde majeure, soit à un ton dans la musique tonale (qui correspond à l'intervalle entre do et ré, par exemple) entre les notes conjointes, communiquaient des émotions gaies. Inversement, les mélodies exprimant des émotions sombres comportaient davantage d'intervalles inférieurs au ton.

Lorsqu'ils ont comparé des monologues en tamouls et en anglais — contenant des paragraphes joyeux et d'autres tristes — lus par des hommes dont la langue maternelle était le tamoul ou l'anglais américain, ils ont trouvé dans la prosodie (la mélodie de la voix qui est définie par la hauteur et le rythme de la voix) des locuteurs cette même concentration d'intervalles inférieurs au ton lorsque les locuteurs évoquaient des situations tristes, et inversement, une majorité d'intervalles supérieurs au ton quand ils abordaient des émotions heureuses.

Selon les chercheurs américains et singapouriens, les similarités entre la parole et la musique dans l'expression des émotions ne sont pas qu'une coïncidence, car pareilles similitudes ont aussi été observées «en ce qui concerne le tempo, l'intensité, le timbre et la fréquence fondamentale [la hauteur d'un son] dans une grande variété de langues et de traditions musicales différentes». Et «vraisemblablement, c'est la musique qui imite la voix» et non l'inverse, affirment les chercheurs tout en soulignant le fait que les émotions ont un effet physiologique sur la voix. Un état d'excitation provoquera une tension musculaire qui contribuera à élever la hauteur de la voix, donnent-ils en exemple.

Somme toute, «ces résultats suggèrent qu'en dépit de l'utilisation de modes différents dans les musiques occidentale et carnatique, on fait appel à des patrons d'intervalles qui sont sensiblement les mêmes pour exprimer les émotions positives et négatives dans les différentes cultures. L'étude montre aussi que ces mêmes patrons sont également présents dans la prosodie de la voix, et que la musique s'en inspire. Un plus grand nombre de sauts supérieurs à un ton dans une mélodie apparaît donc comme une caractéristique fondamentale associée à l'expression d'une émotion positive, et ce, autant dans la musique que dans la voix parlée», résume Stephen McAdams, professeur de psychoacoustique au Département des technologies de la musique de l'École de musique Schulich de l'Université McGill, tout en précisant que «personne n'avait encore mis en évidence une telle particularité à la fois dans les musiques de l'Occident et de l'Orient, ainsi que dans la parole».

Selon M. McAdams, cette découverte ne nie pas pour autant que chaque culture possède ses codes musicaux particuliers pour exprimer les émotions. De plus, le chercheur ne croit pas que l'on puisse «généraliser cette caractéristique à toutes les langues, notamment aux langues à tons, comme le mandarin, le thaï, le vietnamien et plusieurs langues africaines, ainsi qu'à toutes les musiques du monde». Du moins, il croit nécessaire de faire des vérifications.

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