100 ans de science - Qu'est devenue la vie du chercheur québécois ?

D'enseignant-chercheur libre de creuser les questions fondamentales qui lui semblaient primordiales, le chercheur québécois est devenu un entrepreneur administrant une PME qui doit produire dans les plus brefs délais des résultats concrets qui amélioreront la société et qui contribueront à l'économie... du savoir. La vie du chercheur québécois a grandement évolué depuis la Révolution tranquille.
Le sociologue Guy Rocher, qui se définit comme «un vieux chercheur de la vie universitaire», a vu sa vie professionnelle se transformer au cours des 50 dernières années. Aujourd'hui âgé de 86 ans, il se souvient qu'en 1960, les universitaires étaient avant tout des enseignants. «La recherche était marginale dans nos vies. Mais il y avait bien quelques champs de recherche qui étaient à la mode dans les sciences sociales, tels que la démographie, l'économie et l'histoire», raconte ce témoin privilégié, qui est toujours professeur de sociologie et chercheur au Centre de recherche en droit public de l'Université de Montréal.Au cours des décennies qui ont suivi, les universitaires sont devenus des «professeurs-chercheurs subventionnés». L'avènement du financement public par le biais d'organismes subventionnaires, d'abord fédéraux, puis québécois, et le développement du financement privé en sciences appliquées et en sciences sociales, où des organismes comme des syndicats, des mouvements sociaux et des partis politiques ont conclu des contrats de recherche, ont grandement changé les choses.
Avec l'attribution des chaires de recherche et des subventions, est apparu un autre phénomène: le réseautage. Les chercheurs qui sollicitent un financement doivent appartenir à des réseaux locaux, nationaux, voire internationaux. Ce réseautage a toutefois confirmé l'emprise de l'anglais dans le monde de la recherche, souligne M. Rocher. «Les échanges entre chercheurs se font la plupart du temps en anglais, les publications savantes en sciences sociales — qui résistaient jusqu'à récemment à la tendance — se font de plus en plus en anglais. Même les chercheurs les plus indépendantistes publient désormais en anglais car ils se rendent compte que c'est la seule manière de se faire connaître. De plus, les revues de langue anglaise sont les plus fréquemment citées», un élément important compte tenu qu'aujourd'hui, «être cité est devenu aussi important que de publier».
«À l'époque, on faisait des recherches individuelles. On pouvait mener soi-même une recherche en sociologie avec des moyens réduits. Nous avions une plus grande liberté dans le choix de nos projets, se rappelle Guy Rocher. Progressivement, la recherche s'est développée au sein d'équipes et de centres de recherche. La société moderne a découvert la valeur économique de la recherche, et celle-ci a été instrumentalisée au profit de divers intérêts, national, international, d'entreprises ou de ministères.
«Maintenant, nous sommes beaucoup plus encadrés par des priorités dictées par les organismes subventionnaires, qui, eux, doivent répondre aux exigences des politiques. Cette présence des pouvoirs extérieurs (public et privé) fait que la recherche appliquée, dirigée et orientée — une recherche à court terme —, est priorisée. La tendance actuelle prend le risque de négliger la recherche libre, fondamentale et plus théorique, qui ne donne jamais de résultats visibles tout de suite. Mais il y aura un prix à payer pour l'avenir. La recherche se stérilisera.»
Par ailleurs, le nombre d'étudiants à la maîtrise, au doctorat, de même que les stagiaires postdoctoraux, ont augmenté énormément au cours des 30 dernières années. L'encadrement de ces étudiants exige beaucoup de temps. «On se retrouve souvent à devoir choisir entre l'égoïsme (nos recherches, nos publications, notre carrière) et l'altruisme (la carrière de nos étudiants dont nous avons accepté la responsabilité). C'est un dilemme déchirant, que plusieurs professeurs trouvent difficile», admet M. Rocher, qui compare la vie du chercheur d'aujourd'hui à celle d'un entrepreneur.
«Le monde de la recherche est devenu une prison dorée de la performance à tout prix qui rend la vie universitaire très fébrile. Je vois mes jeunes collègues qui mènent leur vie d'un train d'enfer parce qu'ils doivent non seulement enseigner, mais aussi décrocher des subventions de recherche qui sont difficiles à obtenir en raison de la concurrence très forte. Ils doivent publier vite, dans les bonnes revues, et être cités. La vie de chercheur-professeur à l'université est devenue extrêmement exigeante et très stressante. Cette perspective rebute plusieurs étudiants au doctorat qui se détournent de la carrière de chercheur», confie Guy Rocher, avec le recul de celui qui termine sa carrière.
Les exigences de la recherche font en sorte que les chercheurs risquent de rester dans leur bulle, ajoute M. Rocher.
La nouvelle génération
De jeunes Québécois passionnés de science se sont néanmoins lancés dans cette folle aventure qu'est la recherche universitaire. Cette nouvelle génération de scientifiques qui ont décidé d'embrasser la carrière de chercheur avoue toutefois ne pas pouvoir consacrer autant de temps à leur passion qu'ils le souhaiteraient, parce qu'ils sont happés par de multiples tâches administratives.
«On aimerait tous consacrer davantage de temps à la recherche. Les quelques heures qu'on passe à interroger mère Nature, à interpréter les résultats tout chauds qui nous arrivent du laboratoire, à écrire un beau papier qui explique tel phénomène, sont des moments de grand bonheur que les chercheurs apprécient plus que tout. Mais, malheureusement, on ne dispose pas toujours des conditions ou du temps nécessaires pour le faire autant qu'il le faudrait», affirme le physiologiste Jean-Pierre Després, qui a obtenu son doctorat en 1984 et qui étudie aujourd'hui les liens entre l'obésité abdominale, le diabète de type 2 et les maladies cardiovasculaires.
«Cela prend du temps de faire de la recherche. Comme nous manquons de temps, nous travaillons fréquemment les soirs et les fins de semaine, qui représentent souvent les seuls moments où on fait vraiment de la science. Ensuite, nous retombons dans le tourbillon administratif: la paperasse, les demandes de subventions, les activités de gestion, la direction d'un centre de recherche ou d'un département universitaire», précise M. Després, directeur de la recherche en cardiologie au Centre de recherche de l'Institut universitaire de cardiologie et pneumologie de Québec, ainsi que directeur scientifique de la Chaire internationale sur le risque cardiométabolique.
«Aujourd'hui, un chercheur est un entrepreneur qui doit constamment se battre pour trouver du financement public et privé, une tâche qui ne s'apprend pas à l'université, mais sur le tas. Près d'un mois et demi est généralement nécessaire pour pondre une demande de subvention», précise le chercheur, qui affirme consacrer au moins 20 % de son temps à la recherche de financement. «Cet aspect du travail décourage beaucoup de jeunes diplômés au doctorat, qui sont brillants et passionnés par la recherche mais qui se retrouvent démunis devant cette tâche administrative et qui trouvent le travail de chercheur trop exigeant», souligne-t-il.
La gestion de son équipe et du centre de recherche représente un autre 20 % de son temps. «Idéalement, il faut de bons adjoints administratifs pour nous assister, sinon on s'embourbe rapidement», poursuit le chercheur, tout en avouant que ce ne sont pas tous les chercheurs qui peuvent compter sur cette aide précieuse.
S'ajoutent à cela l'enseignement et l'encadrement des étudiants gradués et des stagiaires postdoctoraux qui, pour Jean-Pierre Després, sont probablement les activités «les plus gratifiantes». «Les étudiants sont des diamants bruts qu'on essaie de tailler en leur transmettant nos connaissances et notre passion pour le domaine», dit-il, tout en spécifiant qu'il accepte volontiers de répondre aux médias qui le sollicitent pour commenter des résultats de recherche. Il considère même cette incursion dans la sphère publique comme partie intégrante de son travail de chercheur. «Il faut naviguer à travers toutes ces occupations et essayer de garder un équilibre», conclut-il.
Des tâches inhérentes à la fonction
Le physicien Louis Taillefer, de l'Université de Sherbrooke, qui a obtenu son doctorat à l'Université Cambridge de Grande-Bretagne en 1986, jongle avec un emploi du temps tout aussi chargé. Le spécialiste de la supraconductivité, titulaire d'une chaire de recherche du Canada en matériaux quantiques, affirme accorder la moitié de son temps à des activités de recherche, incluant notamment l'encadrement des étudiants gradués et des stagiaires postdoctoraux, la lecture de la littérature scientifique reliée à son domaine de recherche, l'analyse des résultats d'expériences et la rédaction d'articles scientifiques.
Quant à l'enseignement, à l'administration, à la recherche de financement, à la gestion de son équipe de recherche, à la direction du Programme sur les matériaux quantiques de l'Institut canadien de recherches avancées, qu'il assume depuis 15 ans, ils accaparent l'autre moitié de son temps. Louis Taillefer accepte néanmoins de bon gré ces dernières tâches qui, à ses yeux, font partie de la fonction de chercheur.
«La vie que je mène ressemble beaucoup à celle d'entrepreneur, de chef d'une petite entreprise. Je dirige une équipe de dix personnes, incluant des techniciens, des associés de recherche, des stagiaires postdoctoraux et des étudiants gradués. En même temps, j'ai un contact quotidien avec la science, les données obtenues dans le labo. Je me sens au coeur des découvertes que nous faisons», affirme le scientifique de renommée internationale, qui espère trouver dans le comportement des électrons qu'il étudie la clé qui permettrait d'obtenir des matériaux supraconducteurs à la température de la pièce. À l'heure actuelle, les matériaux ne deviennent supraconducteurs, c'est-à-dire transportant l'électricité sans aucune perte d'énergie, qu'à de très basses températures (-150 °C), ce qui limite considérablement leur utilisation.
«Ma recherche est fondamentale en ce moment, mais elle deviendra appliquée. En juin 2010, Scientific American publiait les 12 découvertes qui changeront tout. Parmi celles-ci figurait la supraconductivité à la température de la pièce. C'est sûr que si on atteint cet objectif, ce sera une révolution technologique réelle de l'ordre du transistor», lance avec enthousiasme le chercheur, qui entend bien organiser des événements de vulgarisation en 2011 pour souligner le centenaire de la découverte de la supraconductivité.
Louis Taillefer prend à coeur son implication dans l'espace public. «Il est essentiel que la société connaisse mieux cette grande aventure de l'humanité qu'est la recherche. Il est important que le public sache que cette aventure se poursuit toujours dans la tradition des Einstein, Newton, Aristote», dit-il, avant d'ajouter que pour lui, «repousser les limites de la connaissance est une source de fierté. C'est aussi un idéal qui stimule une bonne proportion des jeunes.»