Les monstres de la mer

Un dragon de mer appelé Phycodurus eques.
Photo: Agence France-Presse (photo) Un dragon de mer appelé Phycodurus eques.

On n'imaginait pas que la richesse et l'abondance des créatures vivant dans les océans de notre planète étaient aussi colossales. Le Recensement mondial de la vie marine que les scientifiques ont présenté à Londres en début de semaine après dix ans de recherche nous les révèle, tout en nous faisant prendre conscience de l'immensité de ce qu'il reste à découvrir. Mais en plus de nous éblouir, cet inventaire de la biodiversité, de la distribution et de l'abondance de la vie marine constitue une précieuse base de référence nous permettant de suivre l'évolution de cet écosystème qui fournit aujourd'hui la moitié de l'oxygène que l'on respire et qui est plus affecté qu'on ne le croyait par les activités humaines.

Ce qui a frappé les chercheurs, par-dessus tout, est l'omniprésence de la vie dans les océans. On a découvert que la vie était présente partout dans les océans, «même là où la chaleur ferait fondre le plomb, où l'eau de mer était gelée et où la lumière et l'oxygène manquaient». Une équipe de Japonais a envoyé un sous-marin téléguidé à 10,8 km de profondeur, le point le plus profond du monde, et y a trouvé une multitude d'espèces. «Même dans ces grandes profondeurs et ces coins aux conditions extrêmes, les formes de vie étaient beaucoup plus diversifiées et abondantes qu'on ne le croyait», a fait savoir depuis Londres Philippe Archambault, professeur-chercheur à l'Institut des sciences de la mer de Rimouski (ISMER) de l'Université du Québec à Rimouski (UQAR). «Pour tout l'Arctique canadien, nous avons réussi à échantillonner à peine 60 mètres carrés de sédiments qui contenaient plus de 1000 espèces vivantes. À l'exception des vertébrés (c'est-à-dire les poissons et les mammifères marins), l'Arctique nous est apparu presque aussi diversifié que l'Atlantique et le Pacifique», ajoute le chercheur qui dirigeait la section canadienne du recensement.

Distribution et abondance

L'Asie du Sud-Est (autour des Philippines, du Japon, de la Chine, de l'Indonésie, de l'Australie, de l'Inde et du Sri Lanka) est la région du monde où a été relevée la plus grande concentration d'espèces marines. «Sur une zone d'environ quatre mètres carrés, dans un récif corallien, on a répertorié plus d'espèces de crabe qu'on peut en trouver dans toute l'Europe. Comme il s'agit d'un milieu qui n'a jamais subi de glaciation, les espèces ont réussi à évoluer. Elles se sont spécialisées et se sont diversifiées davantage que dans les régions ayant connu des périodes glaciaires, au cours desquelles les animaux ont dû se réfugier dans des régions plus clémentes», explique Philippe Archambault, qui souligne par ailleurs que les chercheurs ont détecté plus de 23 000 types de bactéries différentes dans un litre d'eau de mer, une information indiquant que les bactéries sont de loin les organismes les plus nombreux et les plus diversifiés.

Les chercheurs ont aussi fait des découvertes étonnantes. Entre Madagascar et l'Afrique du Sud, ils ont rencontré une nouvelle espèce de homard géant (de 50 cm de longueur) au niveau de la zone, pourtant bien visible, ballottée par les marées. Dans le bassin de l'Angola, à plus de 400 mètres de profondeur, ils ont retrouvé une crevette vivant à l'époque du Jurassique, que l'on croyait disparue depuis 50 millions d'années.

Un recensement comme celui que l'on vient d'effectuer de la vie marine fournit des connaissances scientifiques très importantes qui nous aideront à reconstituer l'évolution de la vie. «Quand on tente de reconstruire la généalogie des espèces, il nous manque souvent des chaînons, que ces découvertes nous permettent de combler. Ces informations nous apprennent aussi comment les organismes évoluent. Et en sachant comment ils ont évolué, cela nous aide à prévoir comment ils évolueront dans l'espace et dans le temps. Ce qui nous permettra d'intervenir plus adéquatement pour protéger certaines espèces si on sait que dans cent ans celles-ci risquent de se retrouver à un endroit plutôt qu'à un autre», souligne aussi la biologiste Anne Bureau, directrice du Centre sur la biodiversité de l'Université de Montréal.

Interdépendance

Le recensement a également montré que les différents milieux marins étaient beaucoup plus connectés entre eux qu'ils ne le pensaient. Par exemple, des capteurs fixés sur des thons et des requins du Pacifique ont révélé que ces gros poissons migraient entre la côte californienne et le Japon. «On a même trouvé, dans le Pacifique, une zone de passage qu'on a dénommée "autoroute bleue", que semblent emprunter tous les grands poissons prédateurs dans leurs allers et retours entre l'Asie et l'Amérique, raconte Philippe Archambault. Cela nous indique que, même si les États-Unis décidaient de bannir la pêche au thon, par exemple, ce ne serait pas suffisant puisque ce poisson voyage jusqu'en Asie. Il faut comprendre que la gestion des pêches ne doit pas se faire uniquement par pays, mais à l'échelle planétaire», fait-il remarquer.

Les participants au recensement ont également répertorié près de 200 espèces communes entre l'Arctique et l'Antarctique. «On ne peut pas savoir dans lequel des deux milieux ces espèces ont évolué en premier, mais nous croyons que ces petites espèces de quelques centimètres de longueur qui vivent sur le fond marin y déposent leurs larves, qui sont emportées au gré des courants. Probablement qu'au cours des siècles ces espèces ont ainsi fini par rejoindre l'autre pôle», explique M. Archambault.

Le recensement nous renseigne aussi sur l'évolution passée et future de la biodiversité. En effet, dans le cadre d'un volet historique, une équipe a cherché dans les vieux registres de pêche en Égypte, en Italie et en Angleterre, notamment, le contenu des débarquements de poissons à diverses époques du passé. «On s'est ainsi aperçu que, déjà, les Romains ont eu un impact énorme sur l'environnement marin par leurs pêches abondantes et diversifiées. Ils seraient même à l'origine du déclin des stocks de poissons en Méditerranée. Par cette étude historique, on a donc réalisé que l'humain a eu un impact sur l'évolution des espèces marines beaucoup plus tôt qu'on ne l'aurait cru», souligne l'océanographe.

Les scientifiques se sont rendu compte que l'abondance des grands mammifères marins et des grands prédateurs avait énormément diminué, «plus qu'ils ne le pressentaient», poursuit-il. Une équipe de chercheurs a montré que près de 90 % des grands prédateurs marins (thon rouge, requin, morue et espadon, entre autres) sont aujourd'hui en déclin en raison de la surpêche. Et la taille de ceux que l'on pêche a beaucoup diminué. Les océanographes prévoient que ces grands prédateurs auront disparu de la planète en 2050 si on continue de pêcher au même rythme.

On doit désormais pêcher des organismes petits ou qui se trouvent de plus en plus bas dans la chaîne alimentaire. «Si les poissons disparaissent, les autres niveaux de la chaîne alimentaire finiront par proliférer, comme c'est le cas dans la mer Noire, qui est aujourd'hui infestée de méduses en raison de l'absence de prédateurs. L'écosystème est ainsi complètement bouleversé», donne en exemple Pierre Brunel, professeur d'océanographie à la retraite de l'Université de Montréal.

Les chercheurs ont aussi constaté que les espèces de phytoplancton avaient grandement diminué, et ce, probablement en raison des changements climatiques qui affectent aussi les coraux. Ceux-ci ne peuvent survivre dans des eaux brouillées. Or les résidus des coupes massives des forêts en Indonésie et en Australie sont entraînés par les eaux de ruissellement dans les rivières, qui déversent une eau trouble au-dessus des coraux. «On se rend ainsi compte que les activités humaines effectuées pourtant à grande distance des coraux peuvent avoir un impact sur les océans», indique M. Archambault.

La très grande biodiversité observée dans la plupart des océans est toutefois une sorte d'«assurance tout risque», souligne Pierre Brunel, président de l'Institut québécois de la biodiversité. «Que ce soit dans la mer ou ailleurs, une plus grande biodiversité permet à un écosystème de survivre aux changements survenant dans l'environnement. Si des espèces diminuent brutalement en raison d'une maladie ou parce qu'elles se voient infestées de parasites, il y aura d'autres espèces pour prendre leur place et occuper la niche laissée vacante. La biodiversité est une police d'assurance permettant à l'écosystème de se rétablir», explique-t-il.

«Plus la biodiversité est grande, c'est-à-dire plus le nombre d'espèces différentes présentes dans le milieu est grand, plus l'écosystème est résilient et peut résister aux perturbations du milieu», ajoute Philippe Archambault, tout en rappelant que ce recensement de 2010 nous fournit un état de référence de la composition des océans qui permettra de mesurer l'impact de diverses perturbations futures de l'environnement, telles que des déversements de pétrole ou le réchauffement climatique.

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