La science comme salut

Le frère Marie-Victorin, que l'on identifie spontanément au Jardin botanique et à la Flore laurentienne, ses deux grandes réalisations les plus connues, fut aussi un intellectuel à la plume incisive qui n'a jamais hésité à exprimer haut et fort ses idées sur l'enseignement et la culture scientifique, qu'il considérait comme essentiels à l'émancipation de son peuple. Le Devoir fut l'une de ses tribunes de choix pour défendre ses convictions et ses projets.
Au cours de l'entre-deux-guerres, Marie-Victorin fut une figure de proue du milieu intellectuel québécois. Ses écrits avant-gardistes et ses interventions publiques révèlent «une pensée vigoureuse qui contraste avec les discours conservateurs tant cités et auxquels on limite trop souvent et à tort l'éventail des idées exprimées au Québec au cours» de cette période, souligne l'historien et sociologue des sciences Yves Gingras en introduction de Science, culture et nation, un recueil de textes du frère Marie-Victorin qu'il a sélectionnés et commentés. Selon ce professeur de l'UQAM, plusieurs de ces textes figurent parmi «les plus virulents publiés dans la presse de l'époque».Développer une expertise scientifique
Le 30 septembre 1922, alors qu'il vient tout juste d'être promu professeur titulaire à la Faculté des sciences de l'Université de Montréal, créée deux ans plus tôt, Marie-Victorin souligne l'importance de développer une expertise scientifique si l'on veut sortir le peuple canadien-français de son statut de colonisé. À la une du Devoir, il écrit: «Un peuple vaut non seulement par son développement économique, industriel ou commercial, mais encore et surtout par son élite de penseurs, de chercheurs et de savants, par son apport au capital scientifique de l'humanité.» Grâce à la nouvelle Faculté des sciences, «nous allons enfin travailler à nous évader graduellement de ce colonialisme du savoir, un peu humiliant, en somme au degré où nous le subissons, [et marcher] ferme vers une émancipation intellectuelle de bon aloi», s'enthousiasme-t-il.
Au retour de ses multiples excursions botaniques sur la Côte-Nord, aux îles Mingan et en Gaspésie, un Marie-Victorin révolté dénonce, dans l'édition du 25 septembre 1925, l'état d'indigence et de servitude dans lequel se trouvent nombre de ses compatriotes, et apostrophe au passage les notables qui méconnaissent leur pays car ils ont «pris l'habitude de passer l'été à Paris et l'hiver chez nous». L'auteur voit dans le développement scientifique et l'éducation supérieure le salut de la nation. «Nous ne serons une véritable nation que lorsque nous cesserons d'être à la merci des capitaux étrangers, des experts étrangers, des intellectuels étrangers: qu'à l'heure où nous serons maîtres par la connaissance d'abord, par la possession physique ensuite, des ressources de notre sol, de sa faune et de sa flore. Pour cela, il nous faut un plus grand nombre de physiciens et de chimistes, de biologistes et de géologues compétents.»
Faible intérêt pour la science
Marie-Victorin souhaite ardemment que les décideurs encouragent les jeunes à embrasser des carrières scientifiques, car «c'est cette élite scientifique qui, en nous donnant, dans un avenir que nous voulons rapproché, la libération économique, fera de nous une véritable nation», écrit-il.
Les 13 et 15 novembre 1926, il déplore encore une fois le manque d'intérêt des Canadiens français pour la science. Il s'évertue également à élever celle-ci au même niveau de reconnaissance que la philosophie et la littérature, les deux disciplines qui dominent la culture classique de l'époque. «Une culture de l'esprit qui reste exclusivement littéraire, tout aussi bien qu'une culture exclusivement scientifique, ne peut décemment s'appeler culture générale», fait-il valoir, tout en affirmant ne vouloir «en aucune manière favoriser l'affreux divorce des études scientifiques d'avec les disciplines littéraires et historiques [...] Non! La science ne renie pas la discipline philosophique qui fut sa mère: elle lui demeure, au contraire, indissolublement associée dans ses progrès les plus certains.»
Avec des exemples concrets à l'appui, Marie-Victorin s'insurge aussi contre les maigres salaires accordés aux scientifiques et aux enseignants: «Ne parlons pas des salaires des professeurs de l'enseignement secondaire, salaires inexistants, ni de ceux des professeurs de l'enseignement supérieur qui, le plus souvent, n'atteignent pas ceux des maîtres-charpentiers et des chauffeurs de taxi. [...] Étonnons-nous après cela que nos jeunes gens, même à 20 ans où la volonté est riche et le sang généreux, hésitent devant le seuil austère des carrières scientifiques! Après de longues années de préparation et d'effort, ils n'ont que la perspective de végéter leur vie durant, à maigre salaire...»
Défenseur de la théorie de l'évolution
Dans ce long pamphlet visant tous les azimuts, Marie-Victorin critique aussi ceux qui remettent en question la théorie de l'évolution. Faisant référence au récent procès de John Thomas Scopes — professeur dans une école secondaire de Dayton, au Tennessee, qui avait été reconnu coupable d'enseigner la théorie de l'évolution à ses élèves en dépit d'une loi de l'État interdisant l'enseignement de toute théorie allant à l'encontre de l'histoire de la création divine de l'homme, telle qu'elle est racontée dans la Bible —, Marie-Victorin condamne vivement ces protestants américains qui forment des «jurys composés de fermiers du Tennessee, [qui] décident, à la majorité des suffrages, de l'origine des espèces».
De tels commentaires étaient avant-gardistes pour l'époque, et pas seulement au Québec, fait remarquer Yves Gingras, «car du point de vue théologique, Rome n'avait pas encore arrêté une position aussi nette, comme en feront foi, quelques années plus tard, les réactions négatives des autorités romaines aux publications de Teilhard de Chardin sur l'évolution».
Au lieu de tenter à tout prix une réconciliation entre la science et la foi, Marie-Victorin, qui, rappelons-le, était frère des Écoles chrétiennes, suggère «d'adopter le modus vivendi des pays éclairés» — européens, précise-t-il — et de laisser l'une et l'autre «s'en aller par des chemins parallèles, vers leurs buts propres; de continuer d'adorer Dieu en esprit et en vérité, et de laisser les biologistes travailler paisiblement dans l'ombre de leurs laboratoires».
Après quelques années de recherche universitaire, Marie-Victorin prend la défense de la science pure ou, pourrait-on dire, de la recherche désintéressée. «On ne doit pas demander au chercheur scientifique, comme on ne doit pas demander au poète et à l'artiste, de justifier son existence par des résultats tangibles et pratiques», fait-il valoir dans une série d'articles publiés du 16 au 21 janvier 1935.
Mais Marie-Victorin va au-delà des discours enflammés et des écrits percutants, souligne Yves Gingras, il s'engage activement dans la réalisation de ses projets, dont plusieurs verront le jour de son vivant. Nous verrons dans un prochain article comment Le Devoir et ses artisans ont contribué à la concrétisation de ces projets.
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Avec la collaboration d'Yves Gingras