Prix Wilder-Penfield - Un médecin venu de l'Est

À 87 ans, le Dr Otto Kuchel cumule un parcours scientifique et humain comme on en voit rarement. Entre autres, il a dû fuir son pays et franchir le terrible rideau de fer pour venir faire carrière ici. En 60 ans de carrière scientifique, 20 ans en Tchécoslovaquie et 40 ans au Québec, il est devenu l'une des sommités concernant le rôle des hormones dans le contrôle de la tension artérielle.
La longue existence d'un Otto Kuchel témoigne d'un monde qu'on est en train d'oublier. Ainsi, dans les années 1960, en Tchécoslovaquie, Otto Kuchel jouissait d'une telle réputation à l'Ouest qu'il a été invité par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) à parfaire ses travaux aux États-Unis durant un an. «C'était une chose rare à l'époque», souligne-t-il. Son pays, ne pouvant refuser un tel honneur, doit accepter de le laisser aller... en s'assurant toutefois de garder précieusement sa femme et ses enfants au pays. «C'était la garantie que je reviendrais, dit-il. Vous ne pouvez pas imaginer la surveillance dont j'ai fait l'objet durant mon séjour aux États-Unis!»De même, comme médecin spécialiste, il est consulté par les hauts dirigeants soviétiques, dont Youri Andropov, alors chef du KGB (on rapporte que, lorsqu'Andropov a pris la direction de l'URSS en 1982, le Dr Kuchel, résidant alors au Québec, aurait été interrogé par la CIA, qui cherchait à en savoir le plus possible sur le nouveau dirigeant). Et, même après qu'il a fui le bloc de l'Est, les médecins russes ont continué de scruter ses nouvelles recherches, qui portaient sur certains maux dont souffrent les cosmonautes après leur retour sur Terre.
Un parcours de réfugié
Dans les années 1960, malgré sa carrière remarquable, Otto Kuchel rêve de passer à l'Ouest. «Même pour quelqu'un comme moi, qui bénéficiais d'un statut privilégié dans mon pays, la vie derrière le rideau de fer était insoutenable», commente-t-il.
En 1963, en organisant un congrès scientifique à Prague, il fait la rencontre du Dr Jacques Genest, le futur fondateur de l'Institut de recherche clinique de Montréal (IRCM). «Par la suite, je l'ai rencontré à maintes occasions», se rappelle-t-il. Entre autres, durant son séjour aux États-Unis, le chercheur tchécoslovaque est invité par deux fois à titre de conférencier à l'Hôtel-Dieu de Montréal. C'est l'occasion pour lui d'assister à la construction de l'IRCM (son futur institut de recherche), tout juste à côté de l'Hôtel-Dieu. «Je l'ai vu en construction!», se rappelle-t-il, encore émerveillé.
En août 1968, l'armée russe envahit la Tchécoslovaquie afin de mettre fin au soulèvement du Printemps de Prague. Par suite de cette invasion, le rideau de fer s'ouvre brièvement, de sorte que le scientifique y voit la chance de s'enfuir. «C'était la première fois que je pouvais sortir avec toute ma famille, dit-il. Mon départ a été précipité, malgré le fait que j'anticipais ce moment depuis longtemps.»
Otto Kuchel se savait le bienvenu au Québec: «Je suivais tout ce qui s'y passait et je maintenais mes contacts.» La famille Kuchel prend donc le premier vol Vienne-Montréal, où l'attend le Dr Genest. «Je suis arrivé le 14 septembre 1968 et, le 15, j'ai commencé mes activités à l'Institut. Ce n'est pas le parcours habituel d'un réfugié!», lance-t-il, visiblement encore ému.
Carrière scientifique
C'est tout naturellement en suivant les traces de son père qu'Otto Kuchel devient médecin et chercheur clinicien. «Mon père, un médecin extraordinaire et grand humaniste, m'a initié à ces disciplines», dit-il. Et, lorsque son père amorce sa carrière dans les années 1940, l'endocrinologie promet d'importantes avancées grâce à une nouvelle discipline: la biochimie (l'application de la chimie au corps humain). À l'époque, la science commence à peine à comprendre que les hormones jouent des rôles importants.
«Dans les années 1930, les hormones étaient considérées strictement comme des supports de l'activité sexuelle, mais sans plus, dit-il en riant. La possibilité qu'elles jouent un rôle dans le maintien de l'équilibre en sel et de la tension artérielle était récente... et c'est ce qui m'a fasciné au début de ma carrière de chercheur.» Le Dr Kuchel devient par conséquent l'un des grands explorateurs de cette avenue.
La liste des découvertes qu'il réalise durant ses 60 années de carrière, en recherche tant fondamentale que clinique, est longue. Le Dr Kuchel synthétise pour nous son parcours en ces termes: «Ma principale découverte scientifique est le rôle que joue la dopamine dans la régulation de l'équilibre du sel et de la tension artérielle, dit-il. Nous avons découvert qu'une carence en dopamine peut causer une enflure inexpliquée (un oedème), particulièrement chez les femmes, ou une élévation de la tension artérielle. Par contre, un excès de dopamine peut causer une baisse excessive de la tension artérielle.» Ces deux problèmes étant assez facilement traitables, le Dr Kuchel et ses collègues ont mis au point des traitements qui font désormais partie de la panoplie de base servant à remédier aux problèmes de tension artérielle.
En particulier, le Dr Kuchel a trouvé la façon de soulager les femmes souffrant d'une enflure générale. «On ne sait pas pourquoi, mais des femmes deviennent tellement enflées, certains mois, qu'elles peuvent gagner jusqu'à une vingtaine de livres, explique le médecin. C'est quelque chose d'incroyable! On qualifie cette condition d'oedème idiopathique. Idiopathique, en médecine, veut dire: on ne sait pas pourquoi!»
Sa principale contribution à ce chapitre est d'avoir découvert que cette forme d'oedème provient d'une carence en dopamine et qu'on peut y remédier simplement en prescrivant un composé de substitution.
Otto Kuchel raconte que certaines patientes qu'il a traitées voilà des décennies lui sont encore si reconnaissantes que, chaque année à Noël, elles lui envoient un mot de remerciement.
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Collaborateur du Devoir