La géo-ingénierie pour freiner le réchauffement climatique?

Alors que le réchauffement du climat semble s'accélérer et que de nombreux pays tardent à adopter les mesures nécessaires pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES), des scientifiques ont imaginé des technologies étonnantes dans le but de renverser la vapeur. Injecter de l'eau de mer dans les nuages, introduire de la pollution dans la stratosphère, envoyer d'immenses miroirs dans l'espace, fertiliser les océans, ces stratégies inquiètent la plupart des spécialistes du climat, qui craignent les conséquences imprévues et néfastes qu'elles pourraient engendrer.
Pourtant, la Société royale, communément appelée l'Académie nationale des sciences du Royaume-Uni, lançait un pavé dans la mare cette semaine en publiant un rapport dans lequel elle affirme que les technologies dites de «géo-ingénierie» sont «techniquement réalisables», et qu'elles «pourraient réduire substantiellement les coûts et les catastrophes susceptibles de découler des changements climatiques». Les auteurs du rapport présentent toutefois la géo-ingénierie comme une option additionnelle qui ne doit en aucun cas remplacer ou nous faire oublier les politiques visant à réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Ils recommandent le financement de plus amples recherches sur cette approche pour le moins audacieuse.C'est en 1992 que les premières technologies de «géo-ingénierie» ont été proposées. Discuter de ces technologies farfelues est toutefois demeuré tabou jusqu'à ce que Paul Crutzen, grand spécialiste de la couche d'ozone et récipiendaire en 1995 du prix Nobel de chimie, publie en 2006 un article dans lequel il proposait d'injecter des aérosols à base de sulfates — que l'on aurait extrait de l'atmosphère polluée des villes — dans la stratosphère, la couche la plus élevée de l'atmosphère. Ces aérosols, qui auraient réfléchi les rayons du soleil vers l'espace, étaient censés rafraîchir le climat.
«Paul Crutzen a proposé de se débarrasser de la pollution dans la basse atmosphère et d'introduire une partie de cet air pollué dans la haute atmosphère, où il sera plus efficace, aura une durée de vie plus longue et permettra de refroidir le climat qui, autrement, se serait réchauffé. Depuis que Crutzen a publié cette solution en 2006, la géo-ingénierie est devenue une stratégie mieux acceptée dans la communauté scientifique et elle a fait l'objet de plus nombreuses publications», explique Damon Matthews, professeur au département de géographie, urbanisme et environnement de l'Université Concordia.
Diverses technologies ont ainsi été suggérées, comme celle qui consiste à «blanchir» les nuages en pulvérisant des embruns de fines gouttelettes d'eau de mer dans les nuages surplombant les océans. Ce traitement permettrait aux nuages de mieux réfléchir les rayons du soleil et ainsi de rafraîchir l'atmosphère. L'installation de milliers de miroirs gigantesques dans l'espace a aussi été envisagée.
D'autres stratégies visent plutôt à extraire le dioxyde de carbone de l'atmosphère et à l'enfouir dans le sous-sol. Pour ce faire, certains recommandent la conception d'arbres artificiels ou la fertilisation des océans afin d'accroître le plancton qui consommera le dioxyde de carbone de l'atmosphère.
Pour Mike MacCracken, directeur scientifique des programmes sur les changements climatiques au Climate Institute de Washington, la géo-ingénierie est «la seule façon de sauver l'Arctique. La géo-ingénierie pourra servir en cas d'urgence climatique. Or, dans l'Arctique, la situation est urgente en ce moment même». Pour ralentir la fonte des glaces de l'Arctique, M. MacCracken recommande l'injection d'aérosols à base de sulfates dans la stratosphère surplombant l'Arctique. «L'introduction de ces aérosols aura un effet comparable à celui d'une éruption volcanique en haute altitude. Nous avons vu que des éruptions qui ont eu lieu par le passé diminuaient l'entrée du rayonnement solaire dans l'atmosphère et ainsi réduisaient le réchauffement climatique. On pourrait ainsi ralentir, voire renverser le réchauffement de l'Arctique, tout en ayant un effet négligeable sur le reste du monde», explique le scientifique, qui croit que les stratégies visant à débarrasser l'atmosphère du CO2 seront trop lentes pour sauver l'Arctique.
Le professeur du département des sciences atmosphériques et océaniques de l'Université McGill Jacques Derome croit qu'un peu plus de recherches devront être effectuées par des scientifiques sérieux non pas pour mettre oeuvre ces projets dans l'atmosphère, mais pour les tester à l'aide de modèles mathématiques «afin qu'on puisse en discuter en connaissance de cause. Chose certaine, il est beaucoup trop tôt, et il le sera peut-être toujours, pour réaliser des expériences dans l'environnement», dit-il.
De prime abord peu favorable aux approches de géo-ingénierie, M. Derome doute qu'on arrive à «des résultats intéressants, car le système atmosphérique est extrêmement complexe. Mêmes les vérifications sur ordinateur ne seront pas suffisantes pour me convaincre qu'il ne pourrait pas y avoir des conséquences imprévues».
Pour Damon Matthews de l'Université Concordia, la géo-ingénierie n'est pas une stratégie adéquate dans l'immédiat pour réduire la température. «Je crois que nous n'en savons pas suffisamment sur la question à l'heure actuelle pour juger de la pertinence d'une telle stratégie. Plus de recherches sont bien sûr essentielles pour connaître quels seraient les conséquences de la géo-ingénierie et ses risques. Comment cela affectera-t-il le système climatique et l'écosystème?», fait-il valoir tout en se disant néanmoins peu favorable aux recherches visant à développer de nouvelles technologies de géo-ingénierie et à les mettre en oeuvre. «Le danger est que si nous investissons beaucoup dans ce secteur, ce sera au détriment de la recherche et du développement de nouvelles technologies d'énergies renouvelables qui auraient davantage de conséquences positives en réduisant les émissions de gaz à effet de serre.»
À ceux qui réclament le recours aux méthodes de géo-ingénierie parce que le réchauffement climatique est devenu trop rapide, Damon Matthews réplique qu'il est possible de prévenir une catastrophe climatique en réduisant nos émissions de GES par diverses stratégies, et sans que soit requise la géo-ingénierie.
Damon Matthews se dit davantage favorable à l'extraction du CO2 de l'atmosphère et de son stockage sous terre qu'aux technologies visant à réfléchir les rayons solaires, dont les conséquences sont plutôt incertaines. «Cette dernière stratégie ne change pas le contenu de l'atmosphère, qui est à la source du problème. Tandis que si on retire le dioxyde de carbone de l'atmosphère, on réduit par le fait même l'effet de serre», fait-il remarquer.
«Le fait que la mise en oeuvre de telles stratégies ne serait apparemment pas si coûteuse qu'on pourrait l'imaginer est dangereux, car cela pourrait inciter les gouvernements à baisser les bras et à opter pour ces solutions plus économiques», s'inquiète M. Derome