École d'été de l'Institut des sciences cognitives de l'UQAM - La morale est affaire d'émotions et de culture

En déclarant que «la raison ne peut qu'être l'esclave de la passion», le philosophe David Hume ne croyait pas si bien dire. Les plus récentes thèses de nombre de chercheurs en sciences cognitives semblent converger vers le fait que les émotions et la culture jouent un rôle très important dans l'établissement de la moralité. C'est ce qu'a soutenu notamment Jesse J. Prinz, philosophe à l'Université de la Caroline du Nord à Chapel Hill, qui a présenté un sommaire de ses travaux dans le cadre de l'école d'été de l'Institut des sciences cognitives de l'UQAM, qui se termine le 6 juillet prochain.
«Je me suis d'abord intéressé au fait que, lorsqu'on porte des jugement moraux qui impliquent une prise de décision, les émotions jouent un plus grand rôle que la raison. Par exemple, si je suis outré par une nouvelle que j'ai lue dans le journal, c'est que j'ai ressenti un fort sentiment d'indignation, qui m'a fait juger [le contenu de cette nouvelle] comme étant moralement incorrect», explique le chercheur auteur de plusieurs livres sur la psychologie morale, les émotions et la conscience.Par la suite, ses travaux pour expliquer la présence d'émotions lui ont permis de conclure que celles-ci sont définies par un groupe culturel duquel se dégage un certain nombre de valeurs. «Qu'ils soient plus libéraux ou conservateurs, les membres d'un parti disent posséder des valeurs qu'ils justifient de façon rationnelle. Mais en réalité, les plus importants déterminants de leur orientation politique sont la démographie, le niveau de richesse, la religion, le sexe...», affirme-t-il. «C'est la culture qui détermine ce qui est important pour un groupe. Ensuite, les membres de ce groupe vont conditionner les enfants à avoir des réactions émotionnelles liées à leurs valeurs et leur moralité», souligne le jeune philosophe en passant la main dans ses cheveux colorés de mèches bleues.
Il soutient ainsi que les modifications apportées à un code de valeurs passent d'abord par un changement de conditionnement dans les émotions. «À une certaine époque, en Occident, l'homosexualité était beaucoup plus décriée qu'aujourd'hui. Elle était considérée comme étant un acte immoral et contre nature, qui suscitait du dégoût chez les hommes», avance-t-il. Mais il soutient que depuis, il y a eu un changement d'attitude à l'égard de l'homosexualité, qui est maintenant vue comme un libre choix dans un contexte où le respect des droits et la liberté d'expression sont beaucoup plus valorisés.
Le chercheur explique ce passage d'une émotion à une autre par des facteurs historiques et culturels. Ainsi, si l'homosexualité était plus sévèrement condamnée autrefois en Occident, c'est qu'on vivait dans un contexte culturel différent, où la procréation revêtait beaucoup plus d'importance. «La vie était basée sur le modèle agricole, les familles devaient être grosses pour assumer tout le travail. Mais aujourd'hui, ce l'est beaucoup moins et c'est ce qui fait que l'homosexualité est plus tolérée. Le nouveau modèle économique basé sur le capitalisme et l'émergence des nouvelles technologies a fait en sorte qu'aujourd'hui, faire des enfants n'est plus au centre des préoccupations», fait-il remarquer.
Les conclusions de Jesse J. Prinz forcent à revoir la thèse des Anciens, notamment d'Aristote, qui soutenait que l'émotion — ou la «passion» — était une force irraisonnée qui interférait avec la raison mais sans réellement s'y mêler. Elles permettent également de corriger des concepts qui étaient enseignés il y a dix ans en psychologie, alors qu'on ne tenait pas compte de la culture dans l'étude de la moralité. «Les livres expliquaient le fonctionnement de la mémoire, des perceptions, du raisonnement [...], mais les expériences étaient menées sur une population de jeunes étudiants pré-universitaires anglophones de milieux privilégiés, ce qui n'était pas représentatif. Aujourd'hui, on reconnaît de plus en plus qu'on ne peut plus étudier l'esprit sans voir la culture comme un déterminant majeur de la morale», conclut-il.