Une nouvelle stratégie pour traiter le glaucome

Madame Gilberte Robert, âgée de 72 ans, était rayonnante lors de sa dernière visite à la clinique d'ophtalmologie de l'hôpital Maisonneuve-Rosemont. La tension de son oeil, récemment opéré pour un glaucome à l'aide d'une technique complètement nouvelle, était redevenue parfaitement normale, et ce, sans nécessiter le moindre médicament. Le succès de cette première médicale au Québec — la première au Canada a eu lieu à Toronto — réjouissait la patiente et son ophtalmologiste, qui fonde beaucoup d'espoir sur cette nouvelle procédure permettant de stopper les dommages causés par le glaucome, une maladie insidieuse qui, par une élévation de la pression intra-oculaire, détruit le nerf optique et entraîne ainsi une perte de vision pouvant aller jusqu'à la cécité.
Depuis qu'un spécialiste avait diagnostiqué son glaucome, Mme Robert devait s'appliquer quotidiennement dans les yeux cinq médicaments sous forme de gouttes pour contrôler sa pression intra-oculaire. Et comme elle souffrait aussi de cataracte, l'ophtalmologue et chercheur Paul Harasymowycz de l'hôpital Maisonneuve-Rosemont lui a proposé de procéder à une chirurgie combinant le retrait de la cataracte et une canaloplastie, technique élaborée il y a deux ans à peine par des chercheurs allemands et sud-africains, qui permet d'abaisser la pression intra-oculaire de façon durable.«Le glaucome est une maladie sournoise, car une personne peut perdre jusqu'à 40 % de son nerf optique sans pour autant s'en apercevoir. Et quand un patient se décide à consulter parce qu'il commence à moins bien voir, les dommages sont déjà énormes, une bonne partie du nerf est déjà détruit», souligne le Dr Paul Harasymowycz (que les patients appellent Dr Paul), avant d'insister sur l'importance du dépistage de cette maladie pernicieuse. Celle-ci fera l'objet d'une journée de sensibilisation le 5 mars prochain. La Fondation du glaucome du Québec (www.fondationglaucomequebec.com) lance une campagne d'information à l'occasion de cette Journée mondiale du glaucome.
Leçon d'anatomie
La partie antérieure de l'oeil est remplie d'un liquide transparent — l'humeur aqueuse —, composé d'eau, de vitamine C, de glucose, d'acide lactique et de protéines qui, en plus de nourrir l'oeil, maintient la pression intra-oculaire et la forme du globe oculaire. Sécrétée par le corps ciliaire, l'humeur aqueuse comble l'espace, appelé chambre antérieure, situé derrière la cornée et bordé par le cristallin. «L'humeur aqueuse se renouvelle normalement en deux ou trois heures», précise le Dr Paul. et lors de ce processus de renouvellement, elle est évacuée à travers un treillis, le trabéculum, qui aboutit au canal de Schlemm, lequel relâche le liquide dans les veines qui se connectent à lui.
L'apparition du glaucome découle le plus souvent d'un défaut d'évacuation de l'humeur aqueuse au niveau du trabéculum, qui entraîne une accumulation de liquide dans la chambre antérieure. L'hypertension intra-oculaire qui s'ensuit écrase le nerf optique et les vaisseaux sanguins qui l'irriguent.
Les traitements
Les traitements conventionnels sous forme de gouttes visent d'une part à diminuer la production du liquide qu'est l'humeur aqueuse et d'autre part à ouvrir l'angle de drainage au sein du trabéculum, explique le Dr Paul. Le laser est aussi utilisé «pour stimuler les macrophages, ces cellules du sang qui viennent manger les débris qui se sont accumulés avec le temps au niveau du trabéculum». Le travail des macrophages permet ainsi d'améliorer la diffusion naturelle de l'humeur aqueuse à travers le trabéculum.
En dernier recours, on procède à une chirurgie, par exemple la trabéculectomie, qui consiste à percer l'oeil, plus précisément en pratiquant une incision dans la sclère, cette membrane opaque et résistante qui forme le «blanc» de l'oeil. Cette ouverture dans la sclère qui rejoint la chambre antérieure joue le rôle d'un petit clapet qui permet l'évacuation du liquide. L'humeur aqueuse s'accumulera alors sous la conjonctive, cette mince membrane qui tapisse la sclère, que le chirurgien referme au terme de son opération. «L'accumulation d'humeur aqueuse sous la conjonctive induit souvent la formation d'une bulle qui peut irriter la paupière ou même migrer sur le devant de l'oeil. Parfois, la bulle grossit au point que sa membrane devient si mince que les bactéries l'investissent et la crèvent. L'infection peut alors pénétrer dans l'oeil, détruire les tissus et finalement provoquer la perte de l'oeil», ajoute le chercheur.
Comme la trabéculectomie comporte une pénétration de l'oeil, elle peut provoquer des saignements à l'intérieur de l'oeil, prévient le Dr Paul. Et si le clapet demeure un peu trop ouvert, trop d'humeur aqueuse s'échappera et la pression intra-oculaire deviendra trop basse. «L'oeil se dégonflera et le patient ne verra plus aussi bien. Il faut attendre parfois trois mois avant que la pression intra-oculaire se stabilise. De plus, très souvent, le corps cicatrise le clapet, qui se ferme complètement. On revient alors à la situation de départ», indique-t-il.
Depuis une dizaine d'années, en Europe, on pratique la sclérectomie profonde, une variante de la trabéculectomie qui permet d'éviter les chutes de pression et les saignements intra-oculaires. Au lieu de perforer la sclère jusqu'à la chambre antérieure, on laisse une fine couche de sclère qui laissera échapper le liquide comme le fait un filtre à café. Toutefois, cette fois encore, les tissus peuvent se cicatriser et refermer complètement le clapet superficiel.
Une nouvelle technique, la canaloplastie
La nouvelle technique qui a été utilisée pour traiter le glaucome de Mme Robert consiste à dilater le canal de Schlemm par lequel l'humeur aqueuse est normalement évacuée vers la circulation sanguine. Car chez les glaucomateux, la haute pression intra-oculaire pousse contre le canal de Schlemm, qui s'affaisse et résiste ainsi au passage de l'humeur aqueuse. «Cette procédure qui s'effectue dans la foulée d'une sclérectomie profonde est délicate, car le fameux canal ne fait que 200 microns de diamètre», souligne l'ophtalmologue. Pour ouvrir le canal, on y injecte d'abord un polymère viscoélastique qui se résorbe au bout de quelques jours. On introduit ensuite une sonde équipée à sa tête d'un voyant rouge visible à travers les parois du canal qui permet de s'assurer que le cathéter — ou la sonde — demeure bien à l'intérieur du canal et qu'il ne s'égare pas dans les tissus environnants, comme la rétine ou les veines, à mesure qu'on l'enfonce le long du canal.
En dernier lieu, on insère deux fils de prolène — un matériau résistant qui peut mettre jusqu'à 20 ans à se résorber — à l'intérieur du canal de Schlemm. «On attache les extrémités de ces deux fils en serrant le plus possible, car ce sont ces noeuds qui garderont le canal dilaté en maintenant la tension des fils sur les parois du canal. Sans ces sutures, le canal se refermerait. Plus on peut dilater [agrandir] le canal, plus la canaloplastie sera efficace», précise le chirurgien.
Le Dr Paul est heureux de pouvoir offrir au Québec ce nouveau traitement qui, à ce jour, apparaît comme une grande avancée, même si les chercheurs n'ont que deux ans de recul pour en évaluer l'effet à long terme. L'ophtalmologiste précise que cette chirurgie est toutefois plus coûteuse que la trabéculotomie, essentiellement parce que la sonde ne peut être réutilisée pour d'autres patients, vu qu'il est impossible de la stériliser. Néanmoins, la canaloplastie est susceptible d'entraîner moins de complications à court terme parce qu'elle n'implique pas de pénétration à l'intérieur de l'oeil, et moins de complications à long terme, car il ne se forme pas de bulles sous la conjonctive derrière la paupière, si bien que le risque d'infection est moindre. «Aussi, la guérison est beaucoup plus rapide, les patients recouvrent une tension intra-oculaire normale en l'espace d'un mois, alors qu'avec les techniques précédentes, les patients devaient demeurer couchés pendant trois mois afin d'éviter les saignements soudains susceptibles d'induire la perte de l'oeil en raison de la trop basse pression intra-oculaire, souligne le Dr Paul. Mme Robert, qui a subi une canaloplastie il y a tout juste un mois, n'a plus besoin de gouttes pour régulariser sa tension intra-oculaire.» «C'est miraculeux!», s'est exclamée la patiente à l'issue de l'entrevue.
Aussi enthousiaste qu'il soit, le Dr Paul insiste sur l'importance du dépistage. «En Amérique du Nord, le glaucome est la première cause de cécité que l'on peut prévenir. Car plus on commence le traitement tôt, moins le nerf optique risque d'être endommagé», dit-il avant de rappeler que les principaux facteurs de risque du glaucome sont l'hérédité, l'âge et l'origine ethnique. «Si un membre de votre famille est atteint d'un glaucome, il faudra vous soumettre à un examen de dépistage le plus tôt possible. Entre 1 et 2 % de la population dans la quarantaine souffre de glaucome, tandis que 10 % des personnes de 80 ans en sont atteintes. De plus, les individus de race noire sont beaucoup plus nombreux à souffrir de glaucome», précise le spécialiste.
Le dépistage du glaucome s'effectue en mesurant la tension intra-oculaire, en examinant l'état du nerf optique au fond de l'oeil et en déterminant l'étendue du champ visuel. «Étrangement, certaines personnes qui ont une pression intra-oculaire très élevée ne feront jamais de glaucome, et d'autres dont la pression est normale pourront souffrir d'un glaucome sévère. D'où l'importance de regarder le nerf optique, car on pourra ainsi détecter des dommages très précoces», indique l'ophtalmologiste.