Cervelle d'oiseau?

Une cervelle d'oiseau n'est pas synonyme de grande intelligence, dit-on. Des recherches récentes nous démontrent toutefois le contraire. Certaines espèces de corneilles et de corbeaux déploient des trésors d'ingéniosité pour dénicher un morceau de chair à se mettre sous le bec. Bien sûr, les animaux ne maîtrisent pas le langage comme les humains et n'ont pas une conscience de soi aussi claire, mais nombre d'entre eux font preuve d'une intelligence étonnante. Le biologiste Louis Lefebvre, de l'université McGill, a cherché pendant près de dix ans à découvrir ce qui distinguait les espèces les plus intelligentes des autres. Hier, il a révélé au grand public venu l'écouter au Coeur des sciences de l'UQAM que différents traits, par exemple le fait d'être omnivore et de réussir à s'adapter à un nouvel environnement, sont étroitement associés à un volumineux cortex et à une plus grande intelligence.
Louis Lefebvre a développé une méthode d'évaluation de l'intelligence des oiseaux qui a ensuite été reprise par d'autres éthologues, dont les primatologues. Cette méthode, qui consiste à dénombrer toutes les observations faisant état d'un comportement innovateur ou de l'utilisation d'un outil, vise à déterminer un indice d'innovation qui servira ensuite à comparer toutes les espèces aviaires entre elles. «Recueillir les preuves d'innovation et de l'utilisation d'outils par les hommes préhistoriques a notamment servi aux anthropologues à retracer les grandes avancées humaines», a rappelé Louis Lefebvre pour justifier ses critères d'évaluation. De plus, la corrélation qui est vite apparue entre la taille du cerveau — ou, plus précisément, le cortex chez les primates et son équivalent chez les oiseaux, le pallium — et les indices d'innovation et d'utilisation d'outils a conforté le chercheur.Pour relever ses 2300 cas d'innovation et d'utilisation d'outils parmi 808 espèces d'oiseaux du monde entier, l'équipe de Louis Lefebvre n'a pas volé jusqu'aux quatre coins de la planète. Elle s'est plutôt posée dans la bibliothèque de McGill, où elle a épluché toute la littérature scientifique relatant des observations extraordinaires.
Dans cette analyse, le groupe des corneilles et des corbeaux est arrivé en tête puisqu'il présentait le taux d'innovation le plus élevé, la plus grande fréquence d'utilisation d'outils et la plus grosse partie du cerveau qui correspond au cortex, a indiqué le chercheur. En queue de peloton figuraient les faisans, les cailles, les émeus et les autruches.
Dans la nature, le corbeau de la Nouvelle-Calédonie se sert des feuilles rigides du pandanus pour fabriquer une baguette dotée d'un manche plat et épais qu'il place dans son bec et d'un bout pointu qu'il introduit dans les crevasses pour y dénicher des insectes, a donné le conférencier en guise d'exemple. «Il recourbe aussi une extrémité du pédoncule de la feuille pour en faire un crochet. Il existe même un film très célèbre dans lequel on voit une femelle de ce corbeau, retenue en captivité dans un laboratoire britannique, qui fabrique un crochet à partir d'une tige de métal et qui s'en sert pour aller retirer un morceau de nourriture enfoui au creux d'un tube.»
«Ce comportement est préprogrammé dans l'espèce, car même les bébés ont recours à une telle stratégie sans jamais avoir vu leurs parents le faire», a-t-il précisé. En ce sens, cette utilisation d'un outil n'est pas une innovation, que le chercheur définit comme «un comportement surprenant que les ornithologues ou les primatologues n'avaient jamais observé au sein de l'espèce».
Par contre, une corneille d'Israël a été vue alors qu'elle «utilisait un bout de pain pour faire de la pêche au leurre. Cette corneille dépose des bouts de pain à la surface de l'eau. Quand les poissons qui répondent à l'appât se présentent à des endroits qui lui sont inaccessibles, elle pousse le bout de pain dans un coin où elle pourra attraper sa proie. Il s'agit là d'une forme d'utilisation de l'outil qui, en plus, est innovatrice parce que ce comportement n'avait jamais été observé précédemment chez une corneille».
Cette faculté qu'ont les chimpanzés d'utiliser une brindille pour aller recueillir des termites au creux d'une termitière est aussi un comportement préprogrammé. Par contre, le cas de ce mâle qui a utilisé les poubelles présentes dans le camp de Jane Goodall pour faire du bruit dans le but d'apeurer ses congénères, ce qui lui a permis de devenir l'individu dominant de son groupe, est plutôt une innovation, a poursuivi Louis Lefebvre.
Parmi les primates, ce sont les chimpanzés qui coiffent tous les autres singes. Les ouistitis, eux, arrivent bons derniers. «Pour ces différentes espèces appartenant à deux groupes d'animaux très distincts de primates et d'oiseaux, le même principe semble gouverner l'évolution de l'intelligence, la même relation entre l'intelligence qui permet d'innover et d'utiliser des outils et la taille du cortex ou de son équivalent, le pallium», a souligné le chercheur.
Moins de mortalité
Une autre caractéristique qui s'est avérée clairement reliée à la taille du cerveau et à l'intelligence est la mortalité. Les oiseaux ayant les plus gros cerveaux ont en moyenne un taux de mortalité plus faible que les autres, a résumé le scientifique. «On savait que la mortalité est très souvent associée à la taille de l'animal. L'éléphant vit très longtemps comparativement à la souris. Un corbeau vit beaucoup plus longtemps qu'une petite mésange. Mais une fois qu'on a éliminé tous ces effets sur la mortalité, par exemple le poids du corps, il reste le rôle de la taille du cerveau. Plus vous avez un gros cerveau, plus vous arrivez à éviter les situations dangereuses qui peuvent entraîner la mort.»
L'équipe de McGill a aussi relevé que parmi toutes les espèces d'oiseaux introduites dans un autre coin du monde éloigné de leur milieu d'origine — comme les moineaux domestiques, les étourneaux et les pigeons d'Europe l'ont été en Amérique —, celles qui avaient les plus gros cerveaux et qui étaient les plus innovatrices dans leur pays d'origine survivaient beaucoup mieux à leur déportation que les espèces peu innovatrices et possédant un petit cerveau. «On a tenté d'introduire des faisans dans divers pays, mais le projet n'a réussi qu'une fois sur douze, tandis que les introductions de moineaux domestiques se sont soldées par un succès 33 fois sur 39. Or le moineau domestique est aussi l'espèce la plus innovatrice parmi la gent ailée», a précisé le chercheur.
Parmi les mammifères, le raton laveur et le vison ont colonisé avec succès de nouveaux pays, contrairement au chinchilla, au hamster et à la moufette, laquelle n'a jamais réussi à survivre aux sept introductions qui ont été tentées. «Chez les mammifères aussi, la taille du cerveau permet de prédire le succès de colonisation», a relevé le conférencier.
Omnivore et omniscient
Les chercheurs ont également pu montrer que chez les oiseaux, les primates, les baleines, les dauphins et les insectes, le fait d'avoir un régime alimentaire très varié — le fait d'être omnivore — est généralement associé à un plus gros cerveau et à un taux d'innovation plus élevé. «Et souvent, quand on a un régime alimentaire plus diversifié, on vit en groupe, a ajouté M. Lefebvre. Jusqu'à un certain point, la vie sociale va aussi de pair avec le fait d'avoir un plus gros cerveau, car pour vivre dans un grand groupe, il est nécessaire d'avoir un plus grand cerveau capable de mémoriser les individus du groupe et de gérer les relations avec ces individus.»
Les coquerelles, les scarabées japonais de nos jardins, les abeilles et les termites sont beaucoup plus innovateurs et généralistes dans leur diète que les coccinelles ou les bousiers, qui ont un style de vie très spécialisé, a souligné le biologiste. «Dans le cerveau des insectes plus généralistes, le corps pédonculaire est beaucoup plus plissé, comme notre cortex, que chez les insectes spécialisés et conservateurs. À l'intérieur des différents groupes d'animaux, le régime omnivore semble être le facteur le plus fréquemment associé à un cerveau plus développé.»
Mais finalement, peut-on tirer de ces observations des conclusions qui nous renseigneraient sur l'intelligence humaine? Louis Lefebvre a d'abord insisté sur le fait que contrairement à ce qui a été observé entre les espèces, il n'existe aucune preuve d'une association entre l'intelligence et la taille du cerveau à l'intérieur d'une même espèce. «Personne n'a réussi à montrer qu'à l'intérieur de l'espèce des chimpanzés, il y aurait des populations plus ou moins intelligentes. On ne peut donc pas affirmer qu'il y aurait des groupes parmi les humains qui seraient plus intelligents que d'autres.»
À l'heure actuelle, la recherche se concentre sur deux gènes, dont il existe plusieurs variantes chez les humains et dont la forme anormale cause la microcéphalie. Plusieurs études portant sur ces gènes qu'on soupçonne d'avoir été impliqués dans l'accroissement de la taille du cerveau chez l'humain ont tenté de vérifier si les variations dans la forme de ces deux gènes étaient liées à la taille du cerveau et à la performance à des tests de QI. Toutes ont fait chou blanc. Aucun lien entre la taille du cerveau et l'intelligence n'a encore été établi.