Prix Marcel-Vincent - Jugements moraux battus en brèche

Décrite comme une femme extraordinaire par les personnes qui la côtoient, Louise Nadeau est sans conteste une femme de passion. Il n'est point de demi-mesure dans sa façon de travailler. Dès 1972, elle oriente sa carrière de psychologue vers le domaine des toxicomanies. Balayés les modèles moraux, les présupposés obsolètes! Imaginative, elle explore de nouveaux sentiers et impose une interprétation scientifique des phénomènes de dépendance, notamment en matière d'alcoolisme féminin. Pour sa contribution à la compréhension de ces phénomènes, le prix Marcel-Vincent lui est décerné.
Professeure au département de psychologie de l'Université de Montréal, chercheuse principale au RISQ (Recherche et intervention sur les substances psychoactives — Québec), admi-nistratrice d'Éduc'alcool, vice-présidente du conseil d'administration des Instituts canadiens de recherche en santé, l'ampleur des travaux menés par Louise Nadeau parle d'elle-même.
D'emblée, alors qu'elle débute sa carrière dans une communauté thérapeutique pour toxicomanes, le Centre Portage, il est clair qu'elle ne s'enlisera pas dans le regard moralisateur soutenu par la société. Dotée d'un caractère trempé, d'une énergie et d'une curiosité contagieuses, elle interroge tout fait établi. Si elle est thérapeute, il lui est tout aussi indispensable de se consacrer à la recherche, à la formation des intervenants et à la diffusion des connaissances.
Aussi est-il compréhensible que Luc Vinet, recteur de l'Université de Montréal, et Joseph Hubert, doyen de la faculté des arts et des sciences de l'Université de Montréal, la considèrent comme une pionnière: «D'une part, ses travaux et ses réalisations ont catalysé le renouvellement de la compréhension du phénomène de toxicomanie chez les femmes. D'autre part, ils ont contribué de façon importante à l'émergence d'une perspective de l'abus d'alcool et de drogue axée sur la compréhension plutôt que sur le blâme.»
Michel Landry, directeur de la recherche et du développement universitaire au Centre Dollard-Cormier, poursuit ce portrait en soulignant «son charisme à communiquer son savoir et ses convictions, sa générosité dans l'engagement auprès des personnes souffrantes».
Une approche scientifique avant tout
Nombre d'a priori sexistes, de doubles standards sous-tendaient la société nord-américaine des années 1970. Le perception et la compréhension des toxicomanies n'y échappaient pas. L'alcoolisme féminin s'inscrivait dans un rapport social défavorable aux femmes.
«J'ai toujours été heurtée, témoigne Louise Nadeau, par le système des deux poids, deux mesures selon lequel, lorsqu'une femme boit, elle est vue comme un ange déchu, un être indigne, alors qu'une consommation analogue de la part d'un homme est souvent perçue comme une forme de virilité, une affirmation de soi.» Le monde thérapeutique lui-même fonctionnait sur un modèle masculin. Dans les années 1980, les femmes étaient sous-représentées dans les structures de soins. «Soit elles cachaient leur alcoolisme, soit nos services ne répondaient pas à leurs besoins.»
Louise Nadeau a par conséquent investi ce no man's land. Elle adjoint rapidement à la perspective sociale une perspective biologique qui met à jour la vulnérabilité biologique des femmes par rapport à l'alcool. Dès 1984, elle consacre un chapitre au syndrome d'alcoolisation foetale qui, 20 ans plus tard, constituera une préoccupation de santé publique.
Les frontières disciplinaires ne sont pas du goût de Louise Nadeau, tel que le souligne le Dr Marc Valleur du Centre médical Marmottan à Paris, centre fondé par le professeur Claude Olievenstein: «Elle a surtout réussi, par la multiplicité de ses expériences, à dépasser les clivages qui opposent ordinairement notre champ d'intervention, et ainsi contribuer, plus que tout autre spécialiste, à intégrer à la fois les apports pratiques de formes diverses de thérapies et les dimensions de compréhension issues de domaines très différents, de la biologie à la sociologie en passant par les différentes écoles de psychologie et de psychothérapie.» En effet, les déterminants à l'origine des dépendances sont variés. Environnementaux, ils s'initient dans les croyances, les attitudes et les législations. D'autre part, grâce au développement des neurosciences, nombre de vulnérabilités biologiques se sont également avérées.
Des problématiques sociales à résoudre
Aujourd'hui, la proportion des femmes présentes dans les structures de soins, de l'ordre d'un tiers, correspond aux réalités de notre société. Les services offerts sont parvenus à adopter un regard suffisamment positif pour que les femmes veuillent rester en traitement autant que les hommes. «Présentement, nos succès thérapeutiques, que ce soit par des méthodes médicamenteuses, des approches psychosociales ou des approches davantage de groupe, conduisent à des améliorations.»
Louise Nadeau ne s'appesantit cependant pas sur les succès; elle réfléchit aux écueils rencontrés et aux nouveaux phénomènes qui s'installent. Elle songe immédiatement aux patients qui abandonnent leur traitement. «Même si la majorité de nos patients s'améliorent, il y a des échecs qui font mal.» Elle pense notamment aux conducteurs qui prennent leur voiture même lorsque leurs facultés sont affaiblies par l'alcool et qui récidivent malgré des accidents.
Bien qu'ils ne soient pas son objet d'étude, d'autres faits préoccupent également la scientifique. «Pour moi, l'explosion de consommation de cannabis chez les jeunes des écoles secondaires, rapportée dans l'étude de Serge Brochu, est inquiétante. L'adolescence est une période d'ébullition parce que le cerveau se restructure; il faut par conséquent écarter toute substance qui viendrait limiter les neurotransmetteurs.»
Elle prend pour exemple de cette période de créativité intense le compositeur Chopin, qui avait écrit toutes ses études avant de quitter la Pologne. Il était âgé alors de 21 ans! De plus, un phénomène social, concomitant à cette vague de consommation, est en cours: l'adolescence est en redéfinition. Les adolescents sont à la fois jeunes et vieux, autonomes et encore dépendants. Créer des campagnes de prévention en mesure de toucher l'ensemble de la population adolescente devient très ardu.
Les problématiques soumises à la recherche en matière de toxicomanie ne semblent pas vouloir s'épuiser. Louise Nadeau ne manquera pas d'en résoudre quelques-unes, mais, tient-elle à souligner, à l'instar de tout le travail qu'elle a accompli, jamais seule: les résultats obtenus proviennent de la conjonction des efforts de nombreux collègues. «J'ai eu la chance de créer en 1978 le certificat en toxicomanie à l'Université de Montréal. Or, celui-ci est devenu une plaque tournante. Toutes les forces vives qui étaient en présence se sont articulées ensemble. J'avais autour de moi des gens prêts au changement, prêts à innover et donc à prendre des risques.» Les marques d'estime et de reconnaissance, tel le prix Marcel-Vincent, reviennent donc à ces personnes également.
Collaboratrice du Devoir