Jeunes filles en fleurs du mal

Les jeunes filles vont particulièrement mal, au Québec comme souvent ailleurs dans le monde. Une des causes possibles de cette grande déprime généralisée et genrée pointe vers les téléphones cellulaires branchés sur les réseaux sociaux.

Les rapports alarmants et les avertissements savants s’accumulent.

Le magazine The Economist vient d’éplucher les données des suicides et des hospitalisations à la suite de tentatives de suicide en provenance de 17 pays, soit 12 pays de l’Europe, puis l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis, le Japon et le Mexique.

Premier constat. Même si les hommes et les garçons se suicident davantage, le taux de suicide baisse généralement pour tous les groupes d’âge masculins tandis qu’il augmente radicalement pour les jeunes femmes et les adolescentes. La hausse s’avère particulièrement importante pour les jeunes de 10 à 19 ans depuis une décennie.

Deuxième conclusion. Le nombre d’adolescentes hospitalisées après s’être infligé des blessures a bondi dans 11 pays depuis 2010, dans une proportion de 143 % en moyenne.

En Nouvelle-Zélande, la tendance haussière atteint près de 400 % entre 2011 et 2021. L’augmentation moyenne pour les garçons du même âge (10-14 ans) est de 49 %.

Le Canada ne fait pas partie du lot étudié dans cette étude. Qu’à cela ne tienne, des données toutes récentes sur les jeunes Québécois de 12 à 25 ans composent un portrait tout aussi enténébré, particulièrement pour les adolescentes et les jeunes femmes.

L’Enquête sur la santé psychologique des 12-25 ans diffusée en mars met tous les indicateurs au rouge.

Le tiers des filles et des étudiantes des écoles secondaires ont pensé qu’elles seraient mieux mortes ou ont pensé à se faire mal au cours des deux dernières semaines avant le sondage, en janvier 2023. Un garçon sur sept (14%) a fourni les mêmes réponses au secondaire. 
 

Le plus haut taux de visites aux urgences pour tentatives de suicide ou idées suicidaires se retrouve chez le groupe féminin de 15 à 19 ans pour la période 2014-2022. La situation s’est aggravée pendant la pandémie.

Près de 40 % des filles (mais 11 % des garçons) déclarent des symptômes d’anxiété de modérés à sévères et 45 % d’entre elles (et 18 % d’entre eux), des symptômes de dépression de modérés à sévères.

La consommation d’antidépresseurs a augmenté chez les jeunes de 12 à 14 ans au cours des cinq dernières années, et encore plus depuis 2021. Là encore, les filles semblent plus touchées que les garçons, et leur consommation de ces médicaments a augmenté de 84 % entre 2018 et 2022 par rapport à 36 % pour les garçons.

« Depuis quelques années, ce sont nos jeunes filles qui vont de plus en plus mal », résume la professeure Mélissa Généreux de l’Université de Sherbrooke, médecin-conseil à la Direction de santé publique de l’Estrie et responsable de l’étude québécoise sur la santé psychologique des jeunes. « Tout pointe vers un mal-être, vers une certaine souffrance psychologique, vers une détresse au sens large, et particulièrement chez nos jeunes filles. »

La Dre Généreux ajoute avoir consulté toutes les données disponibles et rappelle que son travail la met en contact constant avec le terrain. « Les indicateurs disent que nos jeunes n’ont jamais été en si mauvais état en général, dit-elle. Tous les milieux le disent et le répètent : nous sommes préoccupés par nos jeunes, et surtout par nos jeunes filles. Pour moi, il faut arrêter le débat : tout pointe vers ce constat. »

Faire écran

La responsabilité des réseaux sociaux dans ce malheur genré et générationnel reste difficile à établir clairement. The Economist n’a par exemple pas trouvé de lien direct entre la hausse des abonnements à des plateformes sociales numériques et les tentatives de suicide, ni pour un genre ni pour un groupe d’âge en particulier.

En même temps, en Angleterre ou aux États-Unis, la situation mentale des jeunes filles s’est dégradée à compter de l’arrivée des plateformes de réseautage en ligne, d’abord Instagram (octobre 2010), puis TikTok (2016).

Ne pas trouver de lien ne prouve pas qu’il n’y en a pas. La corrélation de la détresse et de la vie en ligne semble d’autant plus envisageable que les jeunes filles, réputées plus déprimées, passent plus de temps sur les réseaux que les garçons.

En 2023, 36 % des ados québécoises ont passé au moins quatre heures par jour durant la fin de semaine sur les réseaux sociaux, contre 20 % pour les garçons. La semaine, les niveaux baissent respectivement à 26 % et 15 %. Par contre, la moitié des adolescents et des jeunes hommes (50 %) de 12 à 25 ans se transforment en gamers au moins quatre heures par jour le samedi et le dimanche. À chacun son écran, avec des conséquences différentes.

« Le gaming a longtemps été identifié comme un enjeu et un défi, note la Dre Généreux. Je ne dis pas qu’on ne doit pas s’en préoccuper. Les jeux ont un potentiel addictif et ils peuvent couper les joueurs des contacts en personne. Les réseaux sociaux ont des impacts non seulement par le temps passé en ligne, mais aussi par le contenu diffusé. La quantité et la qualité du contenu peuvent inquiéter. »

Faire écran aux écrans

Mélissa Généreux vit entourée de cinq enfants de 7 à 18 ans. Elle se rappelle qu’il y a deux décennies les recommandations cherchaient à dissuader de mettre les jeunes devant la télé. L’écran cathodique était décrit comme mauvais, point. Les études récentes établissent plutôt que la bonne vieille télé peut servir à socialiser, à discuter des contenus en famille. Seulement, les enfants la regardent assez peu.

Le temps passé sur les réseaux compte autrement. Dans son étude, la professeure Généreux a demandé aux jeunes de décrire les effets de ces plateformes dans leur vie : les filles comme les garçons ont cité les contacts avec leurs amis comme un effet positif.

Ils ont par contre nommé des effets négatifs sur leur sommeil, sur leur réussite éducative, sur leur santé psychologique et sur leur environnement familial. Les jeunes filles ont ajouté l’effet négatif sur la perception de leur apparence. « Les jeunes eux-mêmes comprennent donc très bien ce qui se passe », résume la spécialiste de la Santé publique.

La Dre Généreux milite pour une action à différents niveaux afin d’informer les gens sur le piège des algorithmes, par exemple, ou sur l’usage d’outils pour réduire son temps en ligne. « Il ne s’agit pas de paniquer ni de diaboliser la chose, dit-elle. D’abord, les jeunes ne sont pas les seuls à avoir une dépendance numérique. Quand je vais au restaurant, je vois plein de couples qui ne se parlent pas et qui sont sur leurs cellulaires. Ils n’ont pas 15 ans. Ensuite, les adultes ont poussé les jeunes vers les écrans encore plus pendant la pandémie. »

Elle note, finalement, que les géants du numérique encouragent la dépendance. « On doit se demander collectivement et politiquement si on doit les laisser continuer, au même titre [qu’on l’a fait pour] les compagnies de tabac, dit la spécialiste de la Santé publique. On s’intéresse à l’âge où les mineurs devraient commencer à travailler. Je pense qu’on devrait se demander si on régule bien les entreprises technologiques face à un problème potentiellement gigantesque et en croissance rapide. »

La machine à torturer les ados

Le téléphone, responsable de l’incessante vie en ligne, est accusé de bien des maux depuis des années. Le professeur américain Jean Twenge a publié un essai qui a beaucoup fait jaser en 2017, intitulé Les téléphones intelligents ont-ils détruit une génération ?. La rengaine est maintenant reprise partout. Un autre professeur, Jonathan Haidt (NYU), a comparé les réseaux sociaux au waterboarding, la torture par l’eau utilisée pour faire suffoquer les victimes.

Vivek Murthy, administrateur de la santé publique des États-Unis, vient de rendre publique une étude établissant des liens entre la santé mentale des jeunes Américains et la surutilisation des réseaux sociaux. Il parle d’une « crise nationale à laquelle il faut s’attaquer de toute urgence ». Il demande aux décideurs politiques comme aux grandes compagnies numériques et aux parents de mieux encadrer la vie en ligne des adolescents. Presque tous les jeunes Américains de 13 à 17 ans utilisent les plateformes de contacts virtuels, et le tiers d’entre eux le font « à peu près constamment ».

« La question la plus fréquente que me posent les parents, a indiqué le Surgeon General en diffusant son enquête, est la suivante : “Les réseaux sociaux sont-ils sécuritaires pour mes enfants ?” La réponse est que nous n’avons pas suffisamment de preuves pour dire qu’ils le sont. En fait, il y a de plus en plus de preuves montrant que l’utilisation des médias sociaux est associée à des dommages à la santé mentale des jeunes. »

Il n’y a pas que ça. En s’appuyant sur l’avis de médecins et de chercheurs, le gouvernement suédois de centre droit vient d’imposer une diminution du temps passé par les élèves du pays devant les écrans, jugés responsables de la baisse du niveau général d’instruction. Le ministère de l’Éducation a débloqué des dizaines de millions pour financer le retour des manuels et des dictionnaires dans les classes.



Besoin d’aide ?

 

Si vous pensez au suicide ou vous inquiétez pour un proche, des intervenants sont disponibles en tout temps au 1 866 APPELLE (1 866 277-3553), par texto (535353) ou par clavardage à suicide.ca.



Une version précédente de ce texte a été modifiée. Elle indiquait que les deux tiers des filles et des étudiantes des écoles secondaires, des cégeps et des universités ont pensé qu’elles seraient mieux mortes ou ont pensé à se faire mal au cours des deux dernières semaines avant le sondage, en janvier 2023, et qu'un garçon sur trois a fourni les mêmes réponses au secondaire et un élève sur quatre dans les cycles collégial ou universitaire.
 

À voir en vidéo