Malgré Agir tôt, les enfants en retard de développement attendent

Plus de 20 000 enfants québécois ont été « dépistés » par Agir tôt, un programme qui vise à déceler le plus rapidement possible les retards de développement chez les moins de cinq ans. C’est ce que clamait Lionel Carmant, ministre responsable des Services sociaux, à la mi-février sur Twitter. Mais dans quel délai ces tout-petits ont-ils reçu les services nécessaires ? Selon une enquête du Devoir, l’attente moyenne en orthophonie est d’au moins 10 mois dans une dizaine de régions. Des délais jugés inacceptables par des professionnels du milieu.
Caroline, dont nous taisons le véritable nom pour protéger l’identité de sa fille, attend depuis trois ans un orthophoniste pour son enfant. Lorsqu’elle était âgée de 18 mois, son pédiatre a soupçonné un retard de langage. Sa fille étant « une enfant qui fonctionne », son cas n’a pas été jugé prioritaire par le CISSS local, explique-t-elle. « C’est très long », dit la mère de la Montérégie. « On est démuni comme parent. »
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Balado | Les enfants en retard de développement attendentMaintenant âgée de quatre ans et demi, sa fillette fera son entrée à la maternelle en septembre. « Ce que je garde en tête, c’est l’école, dit Caroline. Actuellement, elle ne prend pas de retard significatif. Mais quand elle va arriver à l’école, je pense que c’est là que le problème va le plus ressortir encore. »
Selon Lionel Carmant, plus d’un enfant sur quatre arrive à la maternelle avec un retard de développement.
Le Devoir a demandé à une vingtaine d’établissements de santé le délai moyen pour obtenir un service d’intervention en orthophonie par le biais d’Agir tôt — la majorité des demandes du programme sont liées à des retards de langage. Dans une dizaine de régions, cette attente est d’au moins 10 mois.
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Carmant veut améliorer Agir tôtLe délai moyen pour une intervention individuelle ou de groupe en orthophonie varie de 14 à 18 mois au CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal. L’attente la plus longue est de 805 jours, soit deux ans, en raison d’une « importante pénurie d’orthophonistes », justifie l’établissement. La situation n’est guère meilleure sur la Côte-Nord : 13 mois en moyenne. Ce délai peut s’allonger jusqu’à trois ans, d’après le CISSS local.
« J’appelle ça gagner à la loterie du code postal, dit Paul-André Gallant, président de l’Ordre des orthophonistes et audiologistes du Québec. C’est inquiétant. »
Il signale que selon les données scientifiques actuelles, l’attente jugée « acceptable » pour ne pas nuire au développement d’un enfant se situe entre 1 et 3 mois lorsque le risque de difficultés de langage est élevé, comme dans le cas d’enfants repérés par Agir tôt. « Il y a des régions où le délai est le triple, le quadruple de cela », déplore-t-il.
« Agir tard » ou « Agir un moment donné »
Après le dépistage de sa fille, Caroline a participé à un atelier de stimulation du langage offert aux parents par Agir tôt. La famille a bénéficié en 2022 d’environ six séances à domicile avec une éducatrice spécialisée. « Elle nous a donné de petits outils — sous forme de chansons, par exemple — pour que ma fille pratique sa prononciation, dit la mère. Mais elle n’est pas orthophoniste. Elle ne peut pas faire de diagnostic. »
Le CPE de sa fille a heureusement développé un « petit programme » pour l’aider. « Ils prennent ma fille avec un ami avec qui elle a du plaisir et avec qui elle s’entend bien. Pendant une heure dans la semaine, ils l’aident à pratiquer et à stimuler son langage », explique Caroline. La mère a aussi suivi des orthophonistes sur Instagram pour développer des trucs.
Il y a quelques semaines, une orthophoniste d’Agir tôt — « d’une gentillesse incroyable et d’un grand professionnalisme » — a évalué la fillette. Elle aura droit à quatre rendez-vous de suivi.
Maintenant, “agir”, ce n’est pas juste dépister. C’est aussi agir sur le problème qui a été dépisté. Et c’est là qu’on a encore beaucoup de chemin à faire.
« Agir tôt, je pense que c’est un beau programme, dit Caroline. Mais c’est le manque de personnel [le problème]. Il y a un côté de moi qui comprend la situation et le côté de moi, maman, qui est fâchée un peu. Je me doute qu’ils font ce qu’ils peuvent, mais on est sans ressource. »
La vingtaine de personnes interviewées dans le cadre de cette enquête l’ont toutes souligné : Agir tôt est une bonne idée et son objectif est noble. « Maintenant, “agir”, ce n’est pas juste dépister, dit Paul-André Gallant. C’est aussi agir sur le problème qui a été dépisté. Et c’est là qu’on a encore beaucoup de chemin à faire. »
Dans le milieu, certains ont rebaptisé Agir tôt « Agir tard » ou « Agir un moment donné ». À la blague ou par dépit. « Ça s’appelle Agir tôt, mais c’est plutôt Agir tard ! » affirme Cynthia, une technicienne en éducation spécialisée du programme, qui tait son véritable nom par crainte de représailles de son employeur, un CIUSSS montréalais. « Avec les listes d’attente interminables, c’est loin d’être un service précoce. »
L’attente n’est pas aussi longue dans toutes les régions. Dans les Laurentides, le délai d’attente moyen est de 6 mois pour un suivi en groupe ou individuel. Rachel Bleau, qui habite cette région, se dit « très satisfaite » des services d’Agir tôt. Il y a environ un an, elle a contacté le programme en raison d’un retard de langage de son garçon.
Il s’est écoulé environ sept mois entre la première évaluation d’Agir tôt et le suivi en orthophonie. Son fils a bénéficié du soutien d’une éducatrice spécialisée, puis a été pris en charge par une psychoéducatrice pour ses problèmes de comportement. Les parents reçoivent depuis peu l’aide d’un autre psychoéducateur. « C’est comme du coaching parental », explique Rachel Bleau.
Le garçon de 3 ans fait des progrès. « Les troubles de langage se sont beaucoup améliorés, observe la mère, une éducatrice en service de garde. Il est capable de faire des phrases complètes et il articule beaucoup mieux. Il est capable de reconnaître ses émotions et de les dire. »
Le projet du Dr Carmant
Le ministre Lionel Carmant s’est lancé en politique en 2018 précisément pour étendre le programme Agir tôt à l’échelle du Québec. Il avait implanté cette plateforme numérique au CHU Sainte-Justine, où il pratiquait comme neuropédiatre. L’objectif ? S’occuper des enfants ayant des retards de développement avant leur entrée à la maternelle.
Annoncé à la fin janvier 2019, Agir tôt a finalement été déployé de façon graduelle en 2021 et 2022. Selon le MSSS, les demandes en orthophonie ont augmenté dans « plusieurs établissements » à cause d’Agir tôt. Le recrutement et la rétention des orthophonistes demeurent un « défi ». « Ces différents éléments peuvent contribuer à une augmentation du délai de prise en charge », écrit le ministère au Devoir.
« Il y a des familles qui se dirigent vers le privé parce que les listes d’attente sont trop longues », déplore Véronique Lizotte, chargée de projet à la Table de concertation pour l’intégration en services de garde des enfants ayant une déficience – région de Montréal.
La psychoéducatrice Carole Forget reçoit des tout-petits en clinique privée. « Ce sont des enfants avec des problèmes de langage qui se transforment en problèmes de comportement parce qu’ils ne comprennent pas et ne sont pas compris, explique-t-elle. Moi, je travaille la gestion des émotions. » Ses clients sont inscrits sur une liste d’attente en orthophonie au privé.
Faire du rattrapage, comme en chirurgie
Pour la présidente de l’Association des pédiatres du Québec, la Dre Marie-Claude Roy, rebaptiser le programme « Agir tard » est injuste. « C’est une formule choc, dit-elle. Mais déjà de dépister tôt, c’est un succès. Dans les dernières années, on en avait souvent des enfants qu’on attrapait à 3 ou 4 ans pour lesquels on n’avait jamais mis en relief le retard de développement. »
Ce programme oriente les familles « tout de suite vers la stimulation, de l’accompagnement et de l’outillage pour les parents », souligne-t-elle. Un rendez-vous avec une orthophoniste n’est donc pas toujours nécessaire. Pour le quart ou le tiers des enfants, la stimulation offerte suffira, d’après la Dre Roy, qui base son estimation sur sa pratique et non sur des données scientifiques.
Le gouvernement doit néanmoins effectuer un rattrapage dans les listes d’attente, comme c’est le cas en chirurgie, juge la Dre Roy. Pour y arriver, Québec doit retenir et recruter des professionnels, comme des éducateurs spécialisés, des psychoéducateurs, des orthophonistes, des ergothérapeutes et des physiothérapeutes.
« Les chirurgiens ont besoin de salles pour opérer. Nous, on a besoin de professionnels pour accompagner et stimuler les enfants. »
Des pistes de solution
Pour réduire les délais, une physiothérapeute d’Agir tôt croit qu’il faut éliminer de la paperasse. « On pourrait voir le double de patients si la bureaucratie était diminuée de moitié », dit l’employée qui n’est pas autorisée à parler aux médias.
Le Dr Gilles Julien, pédiatre social, juge le « principe » d’Agir tôt « intéressant ». Mais il aurait préféré que le programme cible les enfants vulnérables et non tous les 0 à 5 ans. Selon lui, les enfants vulnérables devraient avoir accès à une « voie rapide » pour obtenir des services. Actuellement, les parents doivent passer à travers tout le processus d’Agir tôt (questionnaires à remplir, atelier et groupe de stimulation, liste d’attente, etc.), même lorsque le Dr Julien est « à peu près sûr à 99 % » du diagnostic. « Nos familles abandonnent souvent », se désole-t-il.
Avec les listes d’attente interminables, c’est loin d’être un service précoce
Cynthia, une technicienne en éducation spécialisée d’Agir tôt à Montréal, croit qu’il faut simplifier les démarches pour les familles. Selon elle, du dépistage pourrait aussi se faire dans les milieux de garde. « En garderie, je vois des affaires dans le très grave, des enfants qui s’automutilent, ils ont 5 ans, ils s’en vont à l’école, dit Cynthia. La maman a peur du CLSC. Elle n’a jamais consulté et elle n’a pas fait de vaccins. Elle ne croit pas à ça. »
S’ils étaient repérés, ces enfants seraient priorisés. « On ne peut pas tout régler, dit Cynthia. Si on pouvait être plus présent dans nos garderies, et dans la communauté, cela aiderait beaucoup. »