Des soignants dans la peau d’un aîné malade

Le dos voûté, l’infirmier auxiliaire Bruno Blouin avance lentement entre les civières, en s’appuyant sur une canne. Il tient un pot de prélèvement d’urine dans sa main libre. « Est où votre toilette ? » Sa vision est floue et son ouïe altérée. « Hey boy, c’est loin, ça, ces toilettes-là ! »
Bruno Blouin travaille habituellement à l’urgence de l’Hôtel-Dieu de Sherbrooke, mais ce matin, il joue le rôle d’un patient. Il participe à un exercice de simulation inédit au Québec, auquel Le Devoir a pu assister. Pendant près d’une heure, cinq collègues et lui se mettent dans la peau d’une personne âgée à l’urgence. Ils sont vêtus d’une combinaison spéciale qui limite leur amplitude articulaire et courbe leur dos, mettant en péril leur équilibre. Ils portent aussi des lunettes qui simulent des cataractes.
Dans leurs oreilles, des bouchons qui les empêchent de bien entendre les consignes des soignants dans le brouhaha de l’urgence — une bande sonore diffuse des bruits de corridor. Les soignants transformés en malade peinent à manipuler leurs pilules en raison de gants qui nuisent à leur dextérité.
« On va pouvoir se coucher, madame », dit en haussant la voix l’infirmière Véronic Poulin, qui dirige la simulation. « Là, on va vous mettre sur moniteur. Le docteur veut voir si votre coeur va bien. » La soignante branche sa patiente sur un soluté et lui installe une sonde urinaire. Lorsque sa malade tente de se lever pour s’asseoir dans un fauteuil, tous les fils qui la relient aux appareils et dispositifs s’emmêlent. Un classique. « Les fils, c’est vraiment encombrant », remarque Bruno Blouin.
Pendant cinq minutes, les six participants doivent rester couchés sur leur civière avec un collier cervical. « On sait que ça ne doit pas être confortable », affirme l’infirmière Annie Proteau, le regard fixé au plafond parce qu’elle est incapable de tourner le cou. « Je le sais encore plus ! »


L’Hôtel-Dieu de Sherbrooke offre depuis le printemps cette formation au personnel de l’urgence. Une vingtaine de médecins et une soixantaine de préposés aux bénéficiaires, infirmières auxiliaires et infirmières l’ont suivie jusqu’à présent.
Étienne Sabourin s’est prêté au jeu jeudi dernier. Il s’est senti « bousculé » pendant les mises en situation. « Ça fait juste réaliser qu’on est contributifs de leur non-coopération », dit l’infirmier qui travaille aux urgences depuis 30 ans. Il croit que « ralentir un peu » les interventions pourrait aider. « Mais c’est pas facile avec le manque de ressources », soulève-t-il.
La simulation vise à sensibiliser le personnel aux conditions que vivent les personnes âgées. « Ça change un peu les lunettes des gens, dit la Dre Audrey-Anne Brousseau, spécialiste en médecine d’urgence gériatrique au CIUSSS de l’Estrie. C’est pas tant les connaissances qu’on a besoin de changer. C’est vraiment la façon dont les gens voient la personne âgée. »
Selon la médecin, la scène du collier cervical marque bien des participants. Les aînés sont souvent contraints d’en porter après une chute. « On les fait patienter des heures, des heures et des heures, dit la Dre Brousseau. À la simulation, on le fait porter cinq minutes et le temps paraît tellement long aux participants que ça les sensibilise à [se dire] : “est-ce vraiment nécessaire ?”, “est-ce que je vais plutôt demander rapidement au médecin de venir le voir ?” ou “est-ce qu’on va faire des actions pour réduire le plus possible le temps passé immobilisé ?” »
« SWAT team » gériatrique
L’Hôtel-Dieu de Sherbrooke est un chef de file en urgence gériatrique au Québec. Il est le seul hôpital canadien à avoir obtenu une certification argent en la matière de la part de l’American College of Emergency Physicians. L’hôpital Brome-Missisquoi-Perkins de Cowansville en a aussi reçu une, la bronze.
Le centre hospitalier de Sherbrooke a mis en place dès 2017 une « SWAT team gériatrique » à l’urgence. L’équipe interdisciplinaire gériatrique, composée de deux infirmières, d’un physiothérapeute et d’une travailleuse sociale, évalue les besoins des patients âgés et s’assure qu’ils bougent s’ils n’ont pas de contre-indications médicales. Les professionnels préparent également un « plan de sortie ».
« On est là aussi pour éviter le plus possible l’hospitalisation, dit une infirmière de l’équipe, Véronic Poulin. On regarde vraiment si le patient est capable de retourner de façon sécuritaire à la maison en utilisant toutes les ressources autour. On appelle la famille, les milieux de vie et les intervenants au dossier. »

Un séjour à l’urgence peut entraîner un syndrome de l’immobilisation. « Quand tu immobilises une personne âgée fragile pendant une journée, c’est trois jours de réadaptation », indique la Dre Brousseau. Après huit heures à l’urgence, un délirium peut se développer chez ceux ayant des troubles cognitifs, ajoute-t-elle.
L’urgence de l’Hôtel-Dieu tente de s’adapter aux aînés de 75 ans et plus, qui représentent 35 % de sa clientèle. Elle offre des bas antidérapants aux patients plutôt que de simples chaussettes bleues d’hôpital. Elle a fixé au mur de chaque chambre une horloge numérique indiquant le jour, la date et l’heure. Un petit local de physiothérapie, avec un escalier d’entraînement, a aussi été aménagé dans l’unité. Le personnel a accès à du matériel, comme une poupée de bébé, pour les gens en stade avancé de la maladie d’Alzheimer.

Malgré tout, bien du chemin reste encore à faire, estime Véronic Poulin. Difficile de changer la culture aux urgences, qu’elle résume ainsi : « On garde nos patients couchés dans la civière, on attend que le médecin passe, puis [que] les examens [arrivent]… » Dans son monde « idéal », les malades seraient assis dans leur fauteuil et non confinés à leur civière toute la journée. Comme à la maison.
Cette vision contraste avec celle qu’ont les patients de l’urgence, selon Mihret Karahasanovic, physiothérapeute dans l’équipe interdisciplinaire. « Les gens se disent : “on va là parce qu’on a mal, on reste couchés, on attend de faire des radiographies, puis d’avoir des pilules pour aller mieux et partir à la maison” », explique-t-il. Or, ses collègues et lui veulent les mobiliser. « Les patients ne sont pas laissés au repos, sauf s’ils doivent l’être », précise-t-il. Une petite révolution dans le monde des urgences, pour les malades comme pour les employés.