«L’homme est perçu comme quelqu’un qui ne pleure pas»

« Est-ce que vous savez c’est quoi, la dépression ? » La question est lancée à un petit groupe de garçons âgés de 10 à 19 ans réunis à la Maison d’Haïti, à Montréal, pour discuter de santé mentale après l’école. « C’est lorsqu’on a des mauvaises envies qui nous traversent la tête », répond Walid, 12 ans.

L’atelier est organisé par Projet Gars, l’une des rares initiatives qui permettent aux garçons d’échanger sur des sujets encore tabous.

« On les invite à venir discuter avec nous sur tous les sujets qui les concernent : l’intimidation, les relations amoureuses, les émotions, le consentement sexuel », explique le chargé de projet à la Maison d’Haïti, Orlando Ceide. Il décrit Projet Gars comme un programme d’intervention, d’éducation et de sensibilisation sur des questions relatives à la masculinité toxique.

Pour le professeur de l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke Philippe Roy, ce genre d’initiative est nécessaire. « Ça permet vraiment de briser l’isolement social des hommes, en normalisant ce qui est vécu », explique-t-il.

Selon une enquête réalisée en janvier dernier auprès de presque 18 000 personnes âgées de 12 à 25 ans, un jeune sur cinq affirme que sa santé mentale est passable ou mauvaise. Parmi ces personnes, 21 % des garçons disent éprouver des symptômes anxieux ou dépressifs. « On ne mesure pas des diagnostics d’anxiété ou de dépression, mais bien des symptômes que les jeunes nous rapportent, que ce soit de l’agitation, des inquiétudes persistantes, de la tristesse, de l’insomnie, donc des symptômes qui, cliniquement, sont liés soit à l’anxiété, soit à la dépression », nuance la Dre Mélissa Généreux, professeure à la Faculté de médecine de l’Université de Sherbrooke et coautrice de l’enquête.

À ce chapitre, les garçons ont de meilleurs résultats que les filles (52 %) et les personnes appartenant à une autre identité de genre (73 %). Pourtant, Statistique Canada révèle un taux de suicide environ trois fois plus élevé chez les hommes que chez les femmes. Cette apparente contradiction met en lumière un défi de taille pour la santé publique : l’expression de la dépression chez les jeunes hommes est souvent masquée, rendue invisible par les normes sociales qui structurent leur comportement.

Statistiques qui ne disent pas tout

Dans son enquête, la Dre Mélissa Généreux note un écart entre les deux sexes. « Si on demande aux jeunes garçons ou aux jeunes filles de nous rapporter leurs symptômes d’agitation, de tristesse, d’irritabilité, c’est vrai que les jeunes filles ont plus tendance à en parler. Par contre, lorsqu’on demande aux jeunes filles et aux jeunes garçons : “Au cours des deux dernières semaines, est-ce qu’il t’est arrivé de penser que tu serais mieux mort ou morte, ou à te faire du mal ?”, là, la proportion est quand même assez importante chez les garçons aussi, qui répondent par l’affirmative. »

Les garçons sont sous-représentés dans les statistiques de santé mentale, mais ce constat théorique ne veut pas nécessairement dire qu’ils vont mieux. « Je ne pense pas qu’on doive conclure que chez nos jeunes garçons tout va bien et qu’on n’a pas besoin de leur procurer une forme d’aide. Le mal-être s’exprime d’une façon différente chez eux », note la Dre Généreux.

Le professeur Roy abonde dans son sens. Pour lui, les garçons ont davantage tendance à développer une forme de dépression cachée. « On ne va pas tant exprimer de tristesse ou une humeur dépressive, mais on va exprimer de la colère, on va avoir plus de conflits, on va avoir plus de comportements à haut risque, par exemple conduire sa voiture de façon excessive, pas attaché, en état d’ébriété. On va jouer un peu avec la mort, de façon consciente », ajoute-t-il.

Une question de socialisation

Dès leur plus jeune âge, les filles sont amenées à développer leur littératie émotionnelle. « Sur les pages couvertures des magazines pour adolescentes, on lit “Suis-je une bonne amie ?”, “Comment réparer un coeur brisé en 5 étapes” », illustre Philippe Roy.

Les jeunes garçons sont moins enclins à apprendre à exprimer leurs émotions. Une leçon mise en avant par Wolf Bob Emerson Thyma, le médecin résident en psychiatrie qui anime l’atelier sur la santé mentale à la Maison d’Haïti : « Notre société nous a conditionnés à nous dire : “En tant qu’hommes, il faut qu’on soit forts, il faut qu’on soit braves.” On ne peut pas montrer qu’on est vulnérables. »

À la Maison d’Haïti, les intervenants ont remarqué que la santé mentale demeure un sujet plus difficile à aborder avec les garçons. « Ils sont socialisés dans une société où l’homme est perçu comme quelqu’un qui ne pleure pas », explique Orlando Ceide.

Pour développer un lien de confiance, ils organisent des activités sportives ou même des cuisines collectives. Les jeunes se sentent ainsi plus à l’aise pour s’ouvrir sur leur réalité. « On a beaucoup de jeunes qui sont de provenances diverses, en ce qui concerne la culture ou l’appartenance religieuse, et les problèmes de santé mentale ne sont pas abordés de la même manière. Ça reste un terrain assez miné, donc il faut savoir désamorcer », ajoute l’intervenant à la Maison d’Haïti Jean wedne Collin.

Des solutions adaptées à tous

Même si les approches d’éducation genrées peuvent parfois faire sourciller, les experts consultés croient que ça peut s’avérer positif pour certaines personnes. « Ce qui ressort un peu comme mot d’ordre dans notre enquête, c’est qu’on doit avoir une approche quand même différenciée selon le genre. Ce qui peut faire du bien à nos jeunes garçons, à nos jeunes filles et à nos jeunes trans et non binaires, ce n’est pas toujours exactement la même recette, et on doit tenir compte de tous les besoins », explique la Dre Mélissa Généreux.

Projet Gars s’inscrit ainsi comme une démarche innovante pour les garçons. « C’est comme un espace où l’on discute dans une perspective de redéfinition de l’identité masculine. C’est un espace pour déconstruire toutes les formes de stéréotypes associés à la masculinité », conclut Orlando Ceide.

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