Des pharmaciens québécois condamnés par leur ordre

Le Devoir
Enquête

Au cours des trois dernières années, huit pharmaciens ont été condamnés par le Conseil de discipline de leur ordre professionnel pour « avoir obtenu » des clients par un intermédiaire, ce qui est interdit par leur code de déontologie. Ceux-ci provenaient de programmes de soutien aux patients (PSP), un service spécial financé par des géants de l’industrie pharmaceutique et offert à des patients ayant besoin de médicaments de spécialité très coûteux traitant des maladies rares. Fonctionnant en marge du système de santé public mais en toute légalité, ce système affecte « l’écosystème commercial » des pharmacies et risque de créer des « distorsions » dommageables pour la santé des patients, dénoncent ses détracteurs.

Nancy Ouellet s’est frottée de près à « l’écosystème » des programmes de soutien aux patients (PSP). Depuis plus de 30 ans, cette résidente de L’Ascension-de-Notre-Seigneur, près d’Alma, est atteinte de la maladie de Crohn, une maladie inflammatoire intestinale chronique entraînant de très forts symptômes. Chaque mois, elle doit s’injecter une dose de Stelara, un anticorps complexe qui réduit l’inflammation du tube digestif et dont le coût annuel gravite autour de 50 000 $.

Mais en 2021, l’infirmière responsable de son PSP lui a annoncé que sa nouvelle compagnie d’assurances ne couvrirait pas l’entièreté des coûts de son médicament. Toutefois, le fabricant du Stelara qui finance le PSP, Janssen, s’engageait à lui offrir des doses gratuites un mois sur deux, à condition que Mme Ouellette accepte que celles-ci lui soient livrées par la pharmacie Martin Gilbert de Châteauguay, située à plus de 500 kilomètres de chez elle.

« Ça me stressait. Si je ne les reçois pas ? Si je me les fais voler ? » confie-t-elle au Devoir, précisant qu’elle ne comprenait pas la nécessité d’avoir à la fois son propre pharmacien de quartier et un deuxième qu’on lui imposait. « Je suis suivie par la même pharmacie depuis 25 ans. Mon pharmacien fait partie de mon filet de sécurité, il connaît les interactions entre les quatre médicaments que je prends quotidiennement. »

Après plusieurs discussions et autant de refus catégoriques de Mme Ouellet, BioScript accepte que son pharmacien à Alma s’occupe de son dossier. « Que ça parte de Châteauguay par Purolator, ça ne me rentrait pas dans la tête. Moi, je ne voulais pas faire affaire avec la pharmacie Martin Gilbert. Je ne le connais pas du tout, lui. »

Martin Gilbert est l’un des huit pharmaciens qui ont été condamnés dans les dernières années par le Conseil de discipline de leur ordre professionnel pour « avoir obtenu » des clients par un intermédiaire, ce qui est interdit par leur code de déontologie. Condamné en novembre 2022, M. Gilbert, qui n’a pas souhaité répondre aux questions du Devoir, est actuellement en attente de sa sanction et, quand elle lui sera communiquée, il pourra faire appel de la décision.

Sa pharmacie n’a rien d’une pharmacie de quartier. Établie dans le parc industriel de Châteauguay, coincée entre une usine de fabrication de béton et une compagnie d’excavation, elle n’arbore aucune enseigne pour attirer l’oeil de potentiels clients.

À l’intérieur, l’établissement ressemble davantage à un centre de distribution de médicaments. Il n’y a aucune surface de vente ni aucun comptoir de prescription. Des boîtes de carton aux logos de compagnies pharmaceutiques s’empilent le long des murs. Au centre, des employés s’affairent à préparer des prescriptions et à remplir des piluliers.

Cette pharmacie se consacre aux médicaments de spécialité. Ceux-ci seront acheminés aux quatre coins de la province à des clients qui, pour la plupart, n’ont jamais rencontré en personne un des quinze pharmaciens faisant partie de l’équipe de 90 employés qui y travaillent.

La pharmacie n’a pas besoin d’avoir pignon sur rue dans un quartier fréquenté ni de publicités pour se faire connaître. L’entreprise de Martin Gilbert reçoit la majorité de sa clientèle de programmes de soutien aux patients (PSP), financés par des géants de l’industrie pharmaceutique.

Le Conseil de discipline de l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ) a condamné M. Gilbert pour avoir obtenu des clients de deux PSP. Le premier programme concerne la prescription de Calquence, fabriqué par AstraZeneca, un médicament qui traite des types rares de cancer et dont le coût atteint 8200 $ par mois. Le deuxième programme est consacré au Remicade de Janssen qui traite des maladies inflammatoires à raison d’environ 6500 $ par mois. Or cette pratique contrevient au code de déontologie des pharmaciens qui leur interdit formellement « d’obtenir de la clientèle par l’entremise d’un intermédiaire ».

Comme les pharmaciens établissent leurs honoraires, en partie, en fonction du coût des médicaments — environ 10 % du prix —, la clientèle d’un PSP se révèle lucrative. Le coût annuel des médicaments de spécialité dépasse généralement 10 000 $ par patient.

Rien de surprenant à ce que la pharmacie de Martin Gilbert soit très rentable. À eux seuls, les services rendus pour le PSP du médicament Remicade se chiffrent à au moins 40 millions de dollars en huit mois, selon les documents du Conseil de discipline de l’OPQ. Ce seul médicament a produit en quelques mois des revenus près de sept fois supérieurs à la moyenne du chiffre d’affaires total des pharmacies, soit 6 millions de dollars par an, selon l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires.

En décembre dernier, contacté dans le cadre de cette enquête, M. Gilbert nous avait écrit : « Nous avons l’intention d’agir en conformité avec toutes les lois et les règlements qui régissent nos activités […]. Étant donné la judiciarisation toujours en cours du dossier, nous n’émettrons aucun autre commentaire. » Depuis, il a refusé nos plus récentes demandes d’entrevues.

Un « paquet de distorsions »

En moins de trois ans, huit pharmaciens ont été condamnés par leur ordre professionnel pour avoir obtenu des clients participant à des programmes de soutien aux patients (PSP) pour une quarantaine de médicaments de spécialité, a constaté Le Devoir. « Nous sommes extrêmement préoccupés par ce qui se fait et ce qui continue à se faire », dit Benoit Morin, président de l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires (AQPP).

Un patient fait habituellement affaire avec une pharmacie qui a une vue d’ensemble de sa médication. Non seulement le système de PSP ébranle « l’écosystème commercial » des pharmacies de proximité, mais, surtout, il fractionne le dossier de ses patients selon M. Morin. « On se rend souvent compte qu’un patient est suivi par un autre pharmacien ou qu’il prend un autre médicament quand on constate une interaction non désirée », déplore-t-il. Cette façon de faire rend le patient captif « parce qu’on lui dit où aller et, lui, il pense qu’il n’a pas le choix s’il veut son médicament ».

Le modèle des PSP engendre un « paquet de distorsions » potentiellement dommageables pour la santé des patients, avance le président de l’Ordre des pharmaciens du Québec, Bertrand Bolduc, qui ne vise aucun pharmacien en particulier.

Il s’interroge toutefois sur les relations étroites de certains d’entre eux avec les gestionnaires de PSP. Il craint que, s’il y a un effet secondaire pour le client, le pharmacien et les représentants du PSP ne lui conseillent pas d’envisager un autre médicament parce qu’ils ont un intérêt personnel à ce que le client continue ce médicament-là : « La première réaction, ça va être de s’organiser pour ajuster la dose ou tenter de contrer les effets secondaires par d’autres moyens. » Et pourquoi ? « Ils travaillent indirectement pour les compagnies qui financent ces programmes d’où vient leur clientèle. »

L’écosystème d’affaires

Au-delà de la clientèle obtenue, l’enquête du syndic de l’OPQ dévoile que la pharmacie de Martin Gilbert est en fait un important rouage d’un « écosystème » d’affaires plus vaste, développé et contrôlé par BioScript. « Les PSP, BioScript et la pharmacie de l’intimé font partie d’un écosystème qui, bien que conçu autour des besoins du patient, sert à des intérêts privés », estime pour sa part le syndic cité dans la décision.

Entreprise néo-brunswickoise, Bio-Script s’est imposée comme un incontournable canadien dans les traitements médicamenteux complexes. Elle est à la fois distributeur de médicaments de spécialité, propriétaire de centres de perfusion et de pharmacies. Mais, surtout, elle gère des programmes de soutien aux patients (PSP) financés par des fabricants aussi importants qu’Amgen, Boehringer Ingelheim, Novartis et Roche, entre autres.

BioScript n’a pas donné suite aux communications du Devoir.

Lors de son audience devant l’OPQ, dont Le Devoir a écouté les enregistrements, Martin Gilbert détaille son modèle. Il affirme que sa pharmacie doit s’engager à respecter les standards de pratiques exigés par BioScript qui, par ailleurs, offre « beaucoup de support au niveau des opérations dans le day to day ». Elle est impliquée dans l’administration de son entreprise : gestion des ressources humaines, outils informatiques, comptabilité et finances.

M. Gilbert explique pourquoi, selon lui, ce système est à l’avantage du patient. Il soutient qu’une spécialisation dans une cinquantaine de molécules complexes lui permet d’offrir une « valeur ajoutée » aux patients. Ses employés suivent des formations sur des conditions particulières et offrent un service 24 heures sur 24 : « Il y a de plus en plus de molécules complexes. […] En focussant dans des pathologies précises, on devient un petit peu expert dans ces pathologies. Et ça nous donne beaucoup de temps à passer avec les patients. »

Le pharmacien Martin Gilbert n’est pas le premier à être condamné par l’OPQ pour son étroite relation d’affaires avec BioScript. En fait, en juin 2020, il a racheté la pharmacie de Châteauguay, déjà affiliée à BioScript, à Martin Manseau, un pharmacien avec qui il avait été précédemment copropriétaire de deux pharmacies à Montréal.

Celui-ci avait été condamné six mois plus tôt par son ordre professionnel à cause d’une entente avec BioScript qui avait « pour effet de porter atteinte au droit des patients de choisir leur pharmacien ». Lors des audiences de l’OPQ, Martin Gilbert a affirmé pour sa défense avoir pris des mesures pour se conformer au code de déontologie de l’ordre en embauchant, entre autres, un avocat à temps plein pour s’assurer du respect de toutes les exigences déontologiques. Il soutient que tout a été fait pour « s’assurer que c’était une pharmacie que je pouvais opérer en toute légalité d’un point de vue déontologique ».

Le PSP au coeur du traitement pharmaceutique de graves maladies

Comment fonctionne un Programme de soutien aux patients (PSP) ? Cas fictif : Dominique est atteint d’un type rare de cancer. Son traitement nécessite l’administration d’un médicament de spécialité, dont la valeur dépasse chaque année 10 000 dollars. Son médecin spécialiste lui fait une prescription et remplit un formulaire pour l’inscrire à un programme de soutien aux patients (PSP), financé par le fabricant de sa médication. Évoluant en toute légalité en marge du système de santé public, la compagnie privée qui gère le PSP prend en charge chaque étape du traitement de Dominique. Elle entre en contact avec un pharmacien pour que Dominique obtienne sa prescription. Elle contacte son assureur, public ou privé, pour qu’il assume le coût du médicament et lui offre des doses gratuites si l’assurance ne paye pas l’ensemble des frais. Elle garde contact avec son médecin spécialiste. Les infirmières du PSP assurent un suivi médical avec Dominique.



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