Qui doit être opéré en premier au Québec?
Plus de 158 000 Québécois sont en attente d’une opération, dont plus de 17 000 depuis plus d’un an. Qui doit passer sous le bistouri en premier ? Des éthiciens en santé réfléchissent à la question depuis le début de la crise pandémique. Trois ans plus tard, ils partagent leurs constats dans un nouveau livre, Éthique clinique en temps de pandémie. Quelles leçons pour l’avenir ?.
« Ce qu’on a appris, c’est que le système actuel mériterait d’être repensé. Il y a certainement une façon plus juste et équitable de donner accès à la chirurgie au Québec », dit en entrevue au Devoir Marie-Eve Bouthillier, éthicienne au CISSS de Laval, qui a dirigé avec les Drs Antoine Payot et Nathalie Gaucher l’ouvrage collectif publié aux Éditions du CHU Sainte-Justine.
Selon elle, il est temps de « dépoussiérer » les méthodes de fonctionnement actuelles, basées sur le principe selon lequel chaque médecin priorise les patients figurant sur sa liste d’attente individuelle en fonction des conditions cliniques de ceux-ci et du temps opératoire dont il dispose.
« Dans le temps de la pandémie, on se disait qu’il devrait y avoir une seule liste [d’attente], peut-être par spécialité », dit Mme Bouthillier, qui a participé à la rédaction du protocole de priorisation pour l’accès aux chirurgies du ministère de la Santé lors de la crise. « Mais c’est peut-être un peu de l’utopie. »
Les trois auteurs du chapitre consacré à ce sujet — le chirurgien Serge Legault, l’éthicien clinique Michel Lorange et la cardiologue Martine Montigny — proposent de mettre en place « un plateau technique central par région, alimenté par des requêtes opératoires provenant de tous les chirurgiens ». « L’ordonnancement des chirurgies se fait au niveau régional et prend en compte les besoins cliniques de l’ensemble des patients, de même que les considérations de qualité de vie et d’intégration sociale. Les chirurgiens se verraient attribuer une priorité opératoire selon la condition de leur patient », suggèrent-ils.
Des questions difficiles à poser
L’accès à la chirurgie est l’un des nombreux sujets traités dans le livre de 180 pages, fruit de la collaboration d’une quarantaine d’auteurs et préfacé par la Dre Joanne Liu, ancienne présidente internationale de Médecins sans frontières.
L’ouvrage collectif aborde le fameux protocole de triage déterminant qui aurait eu droit à un lit ou à un respirateur s’il en avait manqué lors de la pandémie. Un scénario catastrophe qui ne s’est jamais produit, mais qui donne encore froid dans le dos.
Le Québec n’en est plus là. Il fait toutefois face à plusieurs questions difficiles. Des lits d’hospitalisation demeurent fermés en raison de la grave pénurie de personnel. Faut-il faire des choix quant aux patients à hospitaliser ? Ne le fait-on pas un peu déjà ? Après tout, Québec vient d’annoncer le déploiement de l’hospitalisation à domicile, qui vise notamment à libérer des lits d’hospitalisation.
« Oui, il y a déjà du mouvement et des décisions qui sont prises dans ce sens-là, dit Marie-Eve Bouthillier. Mais il reste qu’il y a encore du chemin à faire. Les lits sont précieux et il faut les utiliser pour des gens qui en ont vraiment besoin. »
À la fin d’avril, 12 % des patients hospitalisés au Québec ne requéraient plus de soins actifs. La cible du gouvernement est de 8 %. « Hospitaliser des gens pour des raisons sociales ou parce qu’ils n’ont pas d’autres places où aller, bien ça, c’est sûr qu’il faut s’organiser autrement », poursuit la professeure d’éthique clinique à l’Université de Montréal (UdeM).
Le bien-être des travailleurs de la santé doit également figurer au centre des priorités du gouvernement, d’après le Dr Antoine Payot, directeur de l’unité d’éthique clinique au CHU Sainte-Justine et du Bureau de l’éthique clinique à la Faculté de médecine de l’UdeM. « Comment est-ce qu’on peut redonner une forme de pouvoir et de légitimité au personnel soignant impliqué et peut-être un peu briser les hiérarchies qui se sont constituées et qui démobilisent quand même une partie des soignants ? »
Durant la crise, médecins et professionnels de la santé ont travaillé main dans la main pour trouver des « moyens créatifs de ne pas fermer des lits », brisant ainsi les vases clos traditionnels. « La pandémie est retombée et on revient un peu dans nos vieilles habitudes, déplore le Dr Payot. J’ai l’impression que, maintenant qu’on n’est plus dans l’urgence, cette dynamique-là a moins sa raison d’être, en tout cas aux yeux de l’organisation générale. »
Des médicaments à 50 000 $ à tout prix ?
La société québécoise devra aussi réfléchir à son système de santé, qui « est arrivé à ses limites », selon Marie-Eve Bouthillier. « Est-ce qu’on peut continuer à faire tout, tout le temps, pour tout le monde ? Je pense que la réponse, c’est non. Mais comment on va le faire ? Je n’ai pas encore la réponse à cette question. »
Elle cite comme exemple les traitements expérimentaux en cancérologie, qui coûtent 50 000 $ ou 100 000 $ et dont les bénéfices peuvent être incertains. Le système ne doit « peut-être pas » les offrir « absolument, à tout prix, tout le temps », avance-t-elle. « Parfois, certains médecins les proposent un peu dans une logique d’espoir ou par peur de parler de soins palliatifs et de fin de vie, ou encore parce qu’en médecine, le curing [guérir] surpasse le caring [prendre soin] », observe-t-elle.
Or, le Québec n’a pas des moyens illimités, rappelle Mme Bouthillier. Des choix devront être faits. « Je pense que ce n’est pas juste au réseau [de la santé] de choisir. C’est à la société, aux citoyens », conclut-elle.
La pandémie de COVID-19, une répétition générale pour d’autres urgences ?
Dans la préface d’Éthique clinique en temps de pandémie, l’ex-présidente internationale de Médecins sans frontières, la Dre Joanne Liu, livre un vibrant plaidoyer en faveur de la « gouvernance globale » et « d’une vision de santé publique mondiale ».
Elle prône notamment la levée des brevets des vaccins — « un bien commun mondial » — pour éviter des « cycles répétés de panique face à l’émergence de nouveaux variants ». « La redistribution juste des outils pour combattre la COVID-19 ne peut plus être soumise aux élans de charité sporadiques, aléatoires ou opportunistes des États les plus riches, car la santé mondiale et la sortie de crise en dépendent », écrit-elle.
La pandémie de COVID-19 n’était qu’« une répétition générale » pour bien se préparer à d’autres menaces, comme les urgences liées au réchauffement climatique, estime la Dre Liu.