Santé Québec, un cheval de Troie pour le privé?

Le projet de loi 15 sur l’agence Santé Québec ouvre la porte à un élargissement de la part du privé dans le système de santé, préviennent des experts, qui réclament que cela fasse l’objet d’un débat public.
« Le projet de loi donne […] l’impression que c’est un cheval de Troie pour le privé », a écrit le Dr Joseph Dahine dans une série de gazouillis sur Twitter la semaine dernière. Le médecin, qui exerce comme intensiviste à Laval, est détenteur d’une maîtrise en administration de la santé. Il dit avoir passé trois jours à lire et étudier le projet de loi 15.
Le projet de loi « a beaucoup de bon », dit-il. Mais les Québécois passent à côté d’un débat important sur la place du privé. Selon lui, « on est en train de construire le squelette » d’un éventuel « réseau parallèle » sans lui imposer de limites comme la « notion de projet-pilote ».
L’article 2, par exemple, stipule que les services de santé sont fournis par des établissements qui « peuvent être soit publics, soit privés ». Or, cela n’est encadré par aucune balise, déplore-t-il. Même chose pour l’article 23, qui donne à l’agence le pouvoir d’identifier les « prestataires privés » dont elle a besoin.
« Ça donne la possibilité de développer un réseau parallèle avec des règles différentes au niveau de la reddition de comptes », dit le Dr Dahine.
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Projet de loi à part réclamé
Avec ses 1180 articles, le projet de loi 15 est l’un des plus volumineux à avoir été présenté à l’Assemblée nationale. Il prévoit scinder le ministère de la Santé en deux pour créer une agence — Santé Québec — qui serait responsable de la gestion quotidienne des services de santé.
Il confie aussi de nouvelles responsabilités « populationnelles » aux médecins spécialistes et force le regroupement des syndicats locaux, qui n’auraient désormais qu’un seul patron — Santé Québec.
M. Dahine a l’impression que l’enjeu du privé « est pris en sandwich dans un projet qui porte sur bien d’autres aspects en santé ». Il aurait aimé que le gouvernement dépose un projet de loi là-dessus, à part, pour que cela puisse faire l’objet d’un « débat de fond ».
Des préoccupations que partage François Béland, co-auteur du livre Le privé dans la santé. Les discours et les faits et professeur au Département d’administration de la santé de l’École de santé publique de l’Université de Montréal.
M. Béland signale qu’il n’est pas juriste et qu’il est difficile de savoir précisément ce qui est « nouveau » dans le projet de loi en ce qui a trait au rôle du privé. Mais le texte du projet de loi 15 soulève, selon lui, des questions sérieuses.
« Malgré toute disposition inconciliable »
C’est le cas dans l’article 194, qui encadre le recours au privé lorsque les délais d’attente des patients sont trop longs pour une opération, par exemple.
Il est écrit que le ministre peut « assumer les coûts » des soins donnés dans un établissement privé « malgré toute disposition inconciliable ».
Cela revient à donner au ministre de la Santé le pouvoir d’autoriser les médecins à pratiquer à la fois au public et au privé, ce qui est actuellement interdit, fait remarquer M. Béland.
C’est déjà le cas pour certaines interventions chirurgicales non urgentes dans les centres médicaux spécialisés (CMS), note-t-il. Or, le libellé de la Loi donne au ministre Christian Dubé la possibilité d’y recourir de façon plus large. « Ce que l’on constate qu’il y a toute une structure […] qui accueille le privé et non seulement le privé conventionné — comme dans les CHSLD privés — mais le privé-privé », fait-il valoir.
Au Québec, les médecins qui souhaitent offrir des services de santé privés doivent se retirer de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) et ne peuvent pas pratiquer dans le réseau public.
Rien sur les mini-hôpitaux privés
Rappelons que le 7 mars, le gouvernement Legault a lancé deux appels d’intérêt pour créer deux mini-hôpitaux privés à Québec et Montréal. Prévus pour 2025, ils offriraient un service de première ligne 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, avec en prime, de la radiologie et des opérations mineures.
Selon le ministre Christian Dubé, le projet de loi 15 n’a pas d’effets particuliers sur ces projets. L’équipe de la direction de l’agence verra tous ces besoins « servis par les établissements publics » et « au besoin, va se servir des hôpitaux privés un peu de la même façon qu’actuellement on se sert des cliniques privées, parce qu’on n’est pas capable de rattraper les chirurgies » a-t-il répondu à ce sujet en conférence de presse.
Le professeur Béland concède que le ministre Dubé n’a peut-être pas l’intention d’aller au-delà des deux projets de mini-hôpitaux en matière d’ouverture au privé. Le problème, dit-il, c’est que ces successeurs au ministère de la Santé pourraient voir les choses autrement.
Il avance que le projet de loi donnerait beaucoup de marge de manoeuvre à un ministre souhaitant aller plus loin. L’article 23, par exemple, stipule que l’agence peut subventionner des « prestataires privés » pour qu’ils offrent des « services du domaine de la santé et des services sociaux ».
Interprété au sens large, cela pourrait vouloir dire que Santé Québec pourrait « fonder des hôpitaux privés » ou faire d’un hôpital comme Sacré-Coeur un hôpital privé », lance-t-il.
Il se questionne aussi sur l’impact que cela peut avoir dans les services sociaux, qui sont mentionnés dans le texte de l’article.
Le projet de loi 15 doit être étudié dans le détail par les députés à l’occasion d’une commission parlementaire avant d’être adopté. Le ministre a émis le souhait que cela puisse se faire avant la fin de la session en juin. Mais les oppositions ont émis des doutes sur la possibilité d’étudier un document d’une telle longueur d’ici là.