429$ par jour si l’on refuse une place en CHSLD

Le CIUSSS de l’Estrie-Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CHUS) a récolté en trois ans plus de quatre millions de dollars en imposant des frais à des patients qui ne requièrent plus de soins actifs à l’hôpital et qui refusent une place dans un milieu d’hébergement transitoire. L’établissement facture 429 $ par jour aux usagers. Si la pratique est légale, le Conseil pour la protection des malades juge le montant « scandaleux ».
Le CIUSSS de l’Estrie-CHUS a exigé des frais d’hébergement en centre hospitalier à 2152 patients entre le 1er avril 2019 et le 31 mars 2022, révèlent des données obtenues par Le Devoir à la suite d’une demande d’accès à l’information. La quasi-totalité (99 %) des usagers ont acquitté leur facture ; ils ont déboursé en moyenne près de 1900 $.
Victoria Della Porta, elle, a refusé de payer une facture digne d’un « hôtel cinq étoiles » pour l’hébergement hospitalier de sa mère inapte de 86 ans. « La façon que ç’a été fait, c’était une menace. On m’a dit : “Si tu n’acceptes pas [cette place en CHSLD], tu payes 429 $ par jour.” »
Sa mère a été hospitalisée à la mi-janvier à l’hôpital Brome-Missisquoi-Perkins, à Cowansville, en raison d’une fracture à la hanche. Elle a reçu son congé de l’hôpital environ six semaines plus tard. Le CIUSSS de l’Estrie a alors demandé à sa fille de signer un document dans lequel elle s’engageait à ce que sa mère quitte l’hôpital lorsqu’une ressource d’hébergement lui serait proposée.
« Je suis conscient que chaque jour passé en centre hospitalier, une fois qu’un milieu d’hébergement transitoire m’est offert, me sera facturé comme un service non assuré au coût de 429 $, que je devrai payer », indique la lettre que Le Devoir a pu consulter.
Victoria Della Porta a refusé d’apposer sa signature. « Je leur ai dit : “On est dans une situation d’un système [de santé] brisé. Vous voulez juste vous débarrasser de ma mère parce qu’elle prend un lit [d’hospitalisation].” »
Le CIUSSS lui a proposé une place dans un CHSLD de Granby le lendemain. Un lieu qui ne convenait pas à la proche aidante. « C’est à 50 kilomètres de chez nous », dit la consultante et copropriétaire d’un hôtel.
Avant son séjour hospitalier, sa mère habitait dans une résidence privée pour aînés semi-autonomes à Cowansville, à 10 minutes de chez elle. Elle la voyait pratiquement chaque jour. « Ça me permettait de l’avoir chez nous deux nuitées par semaine », précise la fille unique.
Victoria Della Porta a protesté, et l’établissement de santé a offert à sa mère une chambre dans un CHSLD à Sutton, un peu plus près de la résidence familiale. Elle a accepté même si elle aurait préféré que sa mère soit hébergée dans le même CHSLD que sa soeur, à Bedford. La famille habite la région.
Victoria Della Porta souligne que l’équipe du CHSLD de Sutton est « incroyable ». Mais elle comprend mal pourquoi sa mère a hérité de cette place, alors qu’un de ses voisins de chambre la convoitait depuis des mois. « Sa femme m’a dit : “J’espère que mon mari va pouvoir aller à Sutton pour que je sois capable de le voir” », raconte-t-elle.
À ses yeux, ce montant de 429 $ par jour, facturé à la suite d’un refus lié à une situation familiale, est inacceptable. « Imaginez une aînée qui dit [au CIUSSS] que son mari ne peut pas aller dans tel CHSLD parce que c’est trop loin de chez elle, dit la proche aidante, qui n’a finalement rien payé. On s’en fout de la partie humaine. »
Une pratique légale
Conformément à un règlement d’application de la Loi sur les services de santé et les services sociaux, les établissements de santé doivent exiger des frais d’hébergement à un patient ayant obtenu son congé de l’hôpital « pour lequel une place est assurée dans un autre établissement, mais qui refuse de quitter l’établissement qui l’héberge ».
Interpellé par Le Devoir, le CIUSSS de l’Estrie-CHUS indique que le montant de 429 $ par jour est « déterminé par le gouvernement provincial ». Dans la lettre qu’il remet aux usagers ou à leurs proches, l’établissement fait valoir que les frais sont « beaucoup moins élevés » en milieu transitoire. Il ajoute qu’il fera de son « mieux pour que ce lieu transitoire soit le plus proche possible » de leur domicile.
Le p.-d.g. du Conseil pour la protection des malades, Me Paul G. Brunet, trouve « scandaleuse » cette facture de 429 $ par jour. « En CHSLD, c’est 2000 $ par mois maximum », affirme-t-il. Il estime « injuste » que des patients aient à payer des frais élevés d’hébergement hospitalier si l’endroit proposé est loin de la résidence de leurs proches.
Bien sûr, nuance-t-il, les citoyens ne doivent pas faire la fine bouche lorsqu’on leur offre une place en CHSLD. « Mais c’est la faute du réseau si on a de la misère à placer les gens là où ils vont être bien et là où ils vont être proches de leur famille dans leur région, indique Me Brunet. C’est le réseau qui est coupable et responsable du si petit nombre de lits pour les personnes âgées qui attendent d’être hébergées. »
La demande de places en CHSLD est « assez forte » en Estrie, selon le CIUSSS régional. Au 17 mars, le taux moyen d’occupation des usagers hospitalisés ne requérant plus de soins à l’hôpital était de 15,5 % dans la région, contre 11,6 % à l’échelle provinciale. Québec veut atteindre la cible de 8 % afin de libérer des lits et de permettre à des patients coincés aux urgences de monter aux étages.
Le Dr Félix Pageau, interniste-gériatre et chercheur en éthique, rappelle que les lits hospitaliers doivent être accordés à ceux qui en ont « le plus besoin ». Il pense toutefois que les patients gériatriques qui ne requièrent plus de soins actifs sont « défavorisés » dans le système actuel. « Est-ce qu’on donne assez d’argent aux soins gériatriques, aux CHSLD, à la création de places en CHSLD ? se demande-t-il. Probablement pas, par rapport à d’autres pays comme la France et la Grande-Bretagne. »
Le ministère de la Santé et des Services sociaux n’avait toujours pas répondu aux questions du Devoir au moment où ces lignes étaient écrites.