De nouvelles mains pour une jeune tétraplégique

« Veux-tu que je te pince ? » Jeanne Carrière a les yeux espiègles et le sourire victorieux. La jeune tétraplégique de 27 ans vient de retrouver l’usage de ses mains grâce à une nouvelle opération chirurgicale de transfert nerveux à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, à Montréal. Depuis, elle empoigne amicalement le bras des gens qu’elle rencontre. Et se pince elle-même pour y croire.

« Des fois, j’oublie que je suis tétraplégique, je pense que je suis paraplégique ! » dit-elle, en roulant son fauteuil manuel avec ses bras.

Son cerveau est en train de s'habituer à ses nouvelles connexions pour que [les mouvements] deviennent de plus en plus fluides

 

En cette froide journée de février, Jeanne Carrière est lumineuse comme les rayons du soleil de l’hiver qui baignent sa salle à manger. Depuis décembre, elle habite dans un logement adapté, aménagé dans l’ancien garage de la maison de ses parents à Lachute. La vue y est magnifique : de grands érables entourent la cabane à sucre d’antan.

C’est la troisième fois que Le Devoir rencontre Jeanne Carrière depuis son opération de transfert nerveux, réalisée à la fin juillet. La jeune femme est la dixième au Québec à bénéficier de cette intervention, mais la première à être révélée au grand public.

Grâce à ses nouvelles mains, Jeanne accomplit de « petits miracles » au quotidien. « J’ai fait un risotto avec mon chum [durant le temps des Fêtes], et c’est moi qui ai coupé tous les champignons avec un gros couteau de chef », raconte-t-elle fièrement. Elle prépare aussi son café expresso et y verse du lait — après avoir débouché et soulevé seule un carton de deux litres.

Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Jeanne, dans son logement adapté situé dans l'Ancien garage de ses parents, coupe un fruit à l'aide de son « gros couteau de chef », sous le regard de son père, Marc Carrière.

Mais surtout, elle a repris le travail. La jeune scénariste en cinéma a été sélectionnée cette année parmi les sept finalistes de « Cours écrire ton court — Édition 100 % région », un concours organisé notamment par la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC). Elle tape à l’ordinateur avec ses jointures. « Mon objectif, c’était d’écrire comme ma mère : juste avec les index ! dit-elle en riant. Mais ça va plus vite comme ça. »

Ses progrès demeurent inespérés. Car sa vie a basculé le 15 décembre 2021. Ce jour-là, il faisait tempête. Dehors et en dedans. Dépressive, elle a tenté de mettre fin à ses jours. Elle a survécu, mais non sans séquelles. Ses vertèbres cervicales étaient fracturées, et sa moelle épinière atteinte. Plongée dans le coma, elle s’est réveillée tétraplégique, paralysée des jambes, du tronc et des bras. Mais avec toute sa tête. À 26 ans.

Réanimer les muscles

Hospitalisée pendant plusieurs mois à l’hôpital Sacré-Coeur, Jeanne a entrepris sa réadaptation à l’Institut de réadaptation Gingras-Lindsay-de-Montréal (IRGLM). C’est là que les Drs Dominique Tremblay et Élie Boghossian, chirurgiens plasticiens à Maisonneuve-Rosemont, lui ont parlé des transferts nerveux. Depuis septembre 2019, les deux médecins développent cette approche innovante, comme le font d’autres spécialistes, notamment aux États-Unis et en Australie.

Jeanne était intéressée par l’aventure. Son cas a été évalué par une équipe multidisciplinaire, formée de médecins, d’ergothérapeutes, de physiothérapeutes et d’un psychologue pratiquant à l’hôpital ou à l’IRGLM. Elle s’est qualifiée.

L’opération a duré environ neuf heures et a mobilisé une dizaine de personnes. Les Drs Tremblay et Boghossian ont travaillé en simultané en opérant chacun un avant-bras. Leur mission ? Détourner des nerfs actifs et les brancher à des nerfs inactifs situés à proximité, afin que le courant électrique — l’influx nerveux — se rende de nouveau du cerveau aux muscles paralysés.

Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Jeanne à son arrivée à l'hôpital Maisonneuve-Rosement, le jour de son opération pour des transferts nerveux, fin juillet 2022
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir L'opération a duré environ neuf heures.

« C’est un travail très minutieux. Il faut aller chercher les petites branches nerveuses qui sont des lignes électriques et pas de gros câbles », illustre la Dre Tremblay. Des transferts tendineux ont aussi été effectués à l’avant-bras gauche de Jeanne afin de lui donner davantage de force.

Sept mois plus tard, les médecins concluent à un succès. Selon eux, la mobilité de ses mains s’améliorera encore au cours de la prochaine année. À terme, Jeanne devrait soulever un poids « d’environ 2, maximum 3 kilos », précise la Dre Tremblay. Mais il faudra continuer à faire des exercices de physiothérapie et d’ergothérapie. « Il y a un côté de plasticité cérébrale : son cerveau est en train de s’habituer à ses nouvelles connexions pour que [les mouvements] deviennent de plus en plus fluides et naturels », indique-t-elle.

Un pas de recul pour avancer

La convalescence, après l’opération, demeure difficile. Les patients, qui avaient gagné en autonomie lors de leur réadaptation avant l’intervention chirurgicale, ont l’impression de reculer. « Mais c’est vraiment transitoire », assure la Dre Tremblay.

Jeanne a trouvé « tough » les neuf semaines où elle était « pas mal alitée ». « Je me sentais claustrophobe, parce que j’étais complètement paralysée », confie-t-elle. L’ancienne sauveteuse et monitrice de natation a pris du poids durant cette période. Rien pour aider l’estime de soi, fait-elle remarquer.

Le Devoir l’a rencontrée peu de temps après, en octobre. Elle roulait alors en fauteuil manuel, comme avant l’opération. Coquette et fière, elle portait une tuque noire pour camoufler ses repousses de cheveux « porc-épic » (elle en a perdu beaucoup après l’événement). À l’aide d’un ligneur, elle avait maquillé ses yeux. Le trait noir, parfait, suscitait l’admiration des gens qui l’entouraient.

Sa séance de physiothérapie fut néanmoins ardue. Dans la salle d’exercice, elle peinait à faire son transfert de poids de son fauteuil roulant à un banc d’entraînement. Ses bras étaient fatigués. « J’ai trop triché en fin de semaine », avait-elle admis. Quelques jours plus tôt, elle avait magasiné des meubles pour son nouveau chez-soi. « J’ai roulé ma chaise pendant trois heures. »

Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Jeanne est à une séance de physiothérapie, à l'Institut de réadaptation Gingras-Lindsay-de-Montréal.

Depuis qu’elle est tétraplégique, Jeanne n’a plus la même réserve d’énergie. Elle a aussi besoin d’aide pour ses soins personnels. Une préposée aux bénéficiaires vient chez elle chaque matin. Malgré ces nombreux deuils, elle dit demeurer « positive ».

Pendant sa réadaptation, elle a pu compter sur le soutien d’une psychologue de l’IRGLM, Hélène Audrit. Le psychiatre Jean-Claude Bertrand, de Sacré-Coeur, l’a aussi « sauvée psychologiquement ». Il a trouvé le bon médicament pour calmer ses tourments intérieurs. Jeanne n’en était pas à son premier épisode dépressif au moment de sa tentative de suicide. « C’est la première fois que ma santé mentale est aussi bonne », estime-t-elle.

Son amoureux, Jérémy, et ses parents l’appuient au quotidien. Son père et sa mère n’ont pas hésité « cinq minutes » avant de décider de transformer la résidence familiale en maison intergénérationnelle pour l’accueillir. « Ou bien elle venait ici, ou bien elle s’en allait en CHSLD », dit son père, Marc Carrière.

La petite communauté de Lachute a mis la main à la pâte pour rénover les lieux rapidement. « Quand on a approché électriciens, plombiers, maçons, plusieurs nous ont dit : “On n’a pas le temps, mais on va prendre le temps. On va venir travailler le soir, les fins de semaine” », raconte Marc Carrière. La famille se dit empreinte de « gratitude ».

Jeanne rêve maintenant d’un court métrage et, pourquoi pas, d’un livre pour enfants, dont elle a déjà trouvé le titre : « Matante roulante ». Elle souhaite aussi donner des conférences lors de la semaine de prévention du suicide. Cette épreuve lui a fait découvrir sa « force ». « Avant, je me trouvais faible, triste. J’ai jamais pensé que j’avais de la résilience. » Et pourtant.

Besoin d’aide ?

N’hésitez pas à appeler la Ligne québécoise de prévention du suicide : 1 866 APPELLE (1 866 277-3553).

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