Les cuisinières à gaz dégradent la qualité de l’air intérieur
Utiliser une cuisinière à gaz dégrade la qualité de l’air intérieur, très souvent au-delà des recommandations en vigueur au Canada pour le dioxyde d’azote. Cette pollution « insidieuse » met à mal la santé des occupants, à commencer par celle des enfants, chez qui elle accroît les risques de symptômes asthmatiques.
Emmanuelle Viau « adore » sa cuisinière à gaz. Toutefois, elle n’avait jamais imaginé que cet appareil ménager puisse contribuer aux crises d’asthme de son fils de trois ans. « Aucun médecin spécialiste ne m’a mentionné ça. Ils demandent si on a un chat, un chien, mais pas une cuisinière à gaz », raconte-t-elle.
L’été dernier, Mme Viau a accepté que Le Devoir installe un appareil mesurant la qualité de l’air dans son domicile. Après plusieurs mois d’échantillonnage, les résultats illustrent, en pleine cohérence avec la littérature scientifique, qu’il est difficile de maintenir une concentration saine de dioxyde d’azote (NO2) dans un domicile muni d’une gazinière.
En novembre et en décembre, la concentration moyenne de NO2 dans le grand appartement de Mme Viau s’est élevée à 95 µg/m3, soit presque cinq fois la ligne directrice canadienne pour l’exposition de longue durée à ce polluant, qui est fixée à 20 µg/m3. « J’ai fait le saut quand j’ai vu les résultats », confirme cette résidente de Montréal.
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les cuisinières à gaz sont la principale source de dioxyde d’azote à l’intérieur. L’agence considère que, dans les maisons équipées d’une cuisinière à gaz, la concentration moyenne de NO2 s’élève à 43 µg/m3, contre seulement 15 µg/m3 dans les maisons dotées d’une cuisinière électrique.
« Directement » dans la maison
L’expérience réalisée par Le Devoir chez Mme Viau ne permet pas de certifier que sa cuisinière à gaz est la seule cause de la forte concentration de NO2 chez elle. Toutefois, les données révèlent régulièrement des augmentations soudaines du dioxyde d’azote vers l’heure du dîner ou celle du souper, c’est-à-dire aux moments où la famille cuisine. (Pour voir les résultats détaillés, cliquez ici.)
N’importe quelle forme de combustion génère du dioxyde d’azote. Ce sont les flammes qui, en réagissant avec l’air, produisent ce polluant. Les poêles, les systèmes de chauffage et la cigarette sont d’autres sources dans les milieux intérieurs. Les infiltrations de l’air extérieur, où la circulation automobile est la principale source de NO2, doivent également être prises en compte.
« Les cuisinières sont différentes des autres appareils domestiques », indique cependant Eric Lebel, un scientifique américain qui a publié l’an dernier un article sur la pollution générée par les cuisinières à gaz. « Elles émettent des gaz directement dans votre maison, contrairement aux fournaises, par exemple, qui sont branchées à une conduite d’évacuation », explique-t-il.
Selon l’étude de M. Lebel, utiliser une cuisinière à gaz sans hotte peut faire grimper momentanément la concentration de NO2 au-delà de 190 μg/m3, particulièrement dans les petites cuisines. Le polluant se mélange ensuite rapidement à l’air dans tout le domicile. Si les fenêtres sont fermées, il peut s’accumuler dans la résidence.
La pollution causée par les cuisinières à gaz a fait les manchettes dans les dernières semaines. En décembre, une étude annonçait que les symptômes de 13 % des enfants asthmatiques aux États-Unis pouvaient être liés à ces appareils ménagers. Une agence américaine responsable des normes de sécurité a ensuite évoqué l’idée de bannir les cuisinières à gaz, ce qui a soulevé un tollé.
En réaction à ce tumulte, au Québec, des organismes environnementaux et une association médicale ont demandé au gouvernement de François Legault d’interdire le branchement d’appareils au gaz dans les nouveaux bâtiments, et de convoquer les distributeurs gaziers de la province pour faire la lumière sur leur connaissance des risques associés à la cuisine à gaz.
Asthme chez les enfants
Les effets du NO2 sur la santé sont connus depuis des décennies. Selon Santé Canada, une exposition intense, même de courte durée, peut rendre la respiration plus difficile et causer de l’inflammation. Une exposition modérée, mais maintenue pendant plusieurs mois, est associée à une augmentation des symptômes respiratoires, surtout chez les enfants asthmatiques.
Une méta-analyse publiée en 2013, qui a recensé les résultats d’une quarantaine d’études sur le sujet, évaluait que les enfants vivant dans une maison dotée d’une cuisinière à gaz avaient des risques 42 % plus élevés d’avoir des symptômes de l’asthme. Pour chaque incrément de 28 μg/m3 dans la concentration de NO2 de l’air de leur maison, les enfants exposés avaient par ailleurs 15 % plus de risques d’avoir une respiratoire sifflante.
En 2015, le gouvernement du Canada a révisé ses lignes directrices sur le dioxyde d’azote en milieu intérieur. Pour des expositions de courte durée (moyenne horaire), la limite est fixée à 170 µg/m3. Pour des expositions de longue durée, qui s’échelonnent sur plusieurs mois, la limite est fixée à 20 µg/m3. Ces lignes directrices sont parmi les plus strictes au monde, mais la santé des Canadiens n’est pas parfaitement assurée pour autant.
« Il est essentiellement impossible de respecter ces lignes directrices lorsqu’on utilise une cuisinière à gaz », avance la Dre Melissa Lem, la présidente de l’Association canadienne des médecins pour l’environnement. « Brûler des combustibles fossiles et inhaler la fumée, ce n’est bon pour personne », ajoute-t-elle. Les cuisinières à gaz émettent aussi des particules fines, du monoxyde de carbone, du monoxyde d’azote, du formaldéhyde et du benzène.
En 2021, c’est l’OMS qui a révisé ses propres lignes directrices en fonction des dernières avancées de la science. Celle pour l’exposition à long terme au dioxyde d’azote a été abaissée à 10 μg/m3 — elle est donc deux fois plus stricte que la ligne directrice canadienne. Pour arriver à ce seuil, l’agence onusienne a considéré les risques que pose ce polluant pour la mortalité en général.
Maximiser la ventilation
Selon Santé Canada, les ménages munis d’une cuisinière à gaz peuvent respecter les lignes directrices sur le NO2 s’ils prennent des précautions. « Il est possible de s’en tenir en bas de 20 μg/m3 [la ligne directrice pour l’exposition de longue durée] en utilisant une hotte de ventilation adéquate », affirme Marie-Eve Héroux, gestionnaire par intérim de la Division de la qualité de l’air et de l’évaluation des risques dans ce ministère.
Quant à l’exposition de courte durée, « la plupart des habitations sont capables de respecter cette limite maximale là [de 170 µg/m3] », indique Mme Héroux. « Par contre, oui, il est possible pour certaines habitations qui ont une cuisinière à gaz d’excéder la limite maximale pour une brève période après la cuisson. » Encore une fois, maximiser la ventilation permet de réduire l’exposition.
Ainsi, Santé Canada recommande aux utilisateurs de cuisinière à gaz d’activer leur hotte chaque fois qu’ils cuisinent, sans exception. Cette hotte doit chasser l’air vers l’extérieur de la maison, pas seulement le filtrer. Ils devraient aussi utiliser en priorité les brûleurs arrière, étant donné qu’ils en respirent moins directement les fumées. Et, lorsque possible, ils doivent ouvrir les fenêtres.
Emmanuelle Viau appliquait déjà la plupart de ces mesures de précaution. « Je pars religieusement la hotte », dit-elle. Et pourtant, les résultats obtenus chez elle sont « surprenants et inquiétants », à son avis. « Maintenant, je me pose la question : est-ce que je devrais changer ma cuisinière ? » indique-t-elle. Après avoir pris connaissance des résultats, elle s’est procuré deux ronds électriques portatifs pour réduire son recours au gaz.
Elle n’écarte aucune option pour réduire cette pollution « insidieuse » et améliorer la santé respiratoire de son fils. Celui-ci a fait deux crises d’asthme dans les derniers mois, dont une à la maison. « Son asthme est mieux contrôlé en ce moment, mais il fait encore trop de crises par rapport au cocktail de médicaments qu’il utilise », relève Mme Viau.
On estime que 350 000 enfants et adolescents souffrent d’asthme au Québec. Des milliers d’entre eux vivent dans une demeure équipée d’une cuisinière à gaz. On compte 100 000 cuisinières à gaz dans les chaumières québécoises, soit 3 % du total des cuisinières.
La pollution causée par les cuisinières à gaz se situe souvent dans l’angle mort des médecins. « D’emblée, ce n’est pas quelque chose dont on discute régulièrement avec nos patients », reconnaît le Dr Antoine Delage, président de l’Association des pneumologues du Québec. Il indique toutefois que les cuisinières à gaz font normalement partie du questionnaire utilisé en pédiatrie dans les cas d’asthme chez les enfants.
« Les professionnels de la santé ne sont pas toujours très bons pour évaluer les risques environnementaux, admet la Dre Lem. Nous connaissons les risques classiques, comme l’alimentation, l’exercice et le sommeil, mais nous ne pensons pas toujours à ce qui se trouve dans l’environnement des familles. »