Habitez-vous dans un désert alimentaire?

Même si l’augmentation fulgurante de l’inflation a récemment modifié le contenu de vos assiettes, pour de nombreux Montréalais, c’est la distance qui représente le premier obstacle à une alimentation saine. Selon une analyse du Devoir, plus de la moitié des zones résidentielles de la métropole sont à plus de 10 minutes de marche des supermarchés : un manque de proximité qui affecte d’abord les plus démunis.
Après avoir encaissé une baisse de revenus l’année dernière, Martine Côté s’est tournée vers le dépannage alimentaire offert par la Société de Saint-Vincent de Paul de Saint-Léonard. Rencontrée lors du ramassage de son panier hebdomadaire, elle dit être venue à pied, aux côtés de son amie qui habite une rue plus loin. « Ça a pris cinq minutes ! » s’exclament-elles à l’unisson.
Si ce n’était de l’organisme, les deux complices devraient prendre l’autobus ou se faire conduire par un proche pour faire leur épicerie. « Ça serait trop long à pied, il faudrait se rendre au Walmart ou au Super C qui sont à 30 minutes de marche », explique Martine Côté, ajoutant en riant qu’elle fuit autant que possible les dépanneurs.
Une question d’accessibilité
« Plus certains aliments sont accessibles, plus on est enclin à les consommer », énonce simplement Yan Kestens, professeur de médecine sociale et préventive à l’Université de Montréal. C’est pourquoi la question de la proximité est si importante pour les acteurs de la santé publique. « Quand on a des problèmes d’approvisionnement, on voit que les gens se rabattent sur les dépanneurs, où l’offre en produits frais est généralement trèsmauvaise », ajoute le professeur.
L’arrondissement de Saint-Léonard fait partie de ceux avec la plus grande proportion de déserts alimentaires de la ville de Montréal, selon notre analyse. Le soutien du milieu communautaire est donc essentiel pour répondre aux plus de 700 ménages qui font appel aux services de banques alimentaires chaque semaine, selon Ellen Schryburt, présidente locale de la Société Saint-Vincent de Paul et bénévole depuis plus de 40 ans.
« Le Maxi, qui était l’épicerie la plus abordable dans le coin, a fermé, donc il ne reste que deux épiceries et elles sont beaucoup plus chères. Et l’accès est difficile, les gens n’ont pas le choix de s’y rendre en bus ou en auto. »
Parmi les arrondissements où l’accès aux aliments frais est le plus restreint figurent L’Île-Bizard–Sainte-Geneviève, Montréal-Nord et Pierrefonds-Roxboro. Plus de 70 % du territoire résidentiel de ces secteurs constitue un désert alimentaire, c’est-à-dire qu’il faut y marcher plus de 10 minutes avant de trouver une épicerie.
Notre carte n’inclut que les supermarchés et les marchés publics de la métropole. Elle ne tient donc pas compte de certaines fruiteries et épiceries dites « ethniques », qui proposent souvent une vaste diversité de fruits et légumes, à cause de la catégorisation des établissements alimentaires du ministère québécois de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation. Selon les données compilées manuellement par une équipe de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), on comptait 93 fruiteries et 96 épiceries ethniques sur l’île en 2018. Impossible de savoir, toutefois, combien sont toujours ouvertes aujourd’hui.
Pour voir plus précisément où sont les déserts alimentaires de votre quartier, entrez le nom de votre arrondissement dans la carte ci-dessous.
Malbouffe plus accessible
Au-delà de la proximité des établissements, l’étude des déserts alimentaires doit prendre en compte une seconde dimension, soit celle de la défavorisation. Car dans les arrondissements plus favorisés, comme Dollard-des-Ormeaux ou L’Île-Bizard–Sainte-Geneviève, l’obstacle de la distance est plus facile à surmonter lorsque les ménages possèdent une voiture, rappelle Yan Kestens.
Italie, Salvador, Guatemala, Syrie et plus récemment, Ukraine… Ellen Schryburt énumère les différents pays d’origine des vagues d’immigration qu’elle a vu déferler sur Saint-Léonard ces dernières décennies. Les réfugiés ont priorité sur la liste des bénéficiaires, précise la bénévole, puisqu’ils ont à peine de quoi payer leur loyer, explique-t-elle. « Ils reçoivent 900 ou 1000 $ par mois, ils n’ont pas de prestation pour enfant, pas de carte soleil, donc ils ont très peu d’argent disponible pour leur épicerie. » L’arrondissement est un lieu d’accueil commun pour les nouveaux arrivants à cause de l’abordabilité des logements, fait remarquer la bénévole.
Si l’accès aux aliments sains est parfois ardu dans les quartiers défavorisés, celui à la restauration rapide l’est moins. « Les gradients sociaux dans l’exposition à la malbouffe sont hallucinants ! » s’exclame Yan Kestens. L’environnement des écoles dans les quartiers privilégiés comporte très peu de McDonald’s, de A&W ou de Pizza Pizza. Au contraire, dans les quartiers défavorisés, il existe un grand nombre de restaurants rapides, remarque le professeur, qui souligne que dans un monde idéal la population de tous les quartiers aurait une offre abondante tant pour les produits cuisinés que pour les aliments frais.
Les conséquences d’un environnement alimentaire malsain sont d’autant plus frappantes chez les jeunes, précise-t-il, puisque c’est à cet âge qu’ils développent leurs habitudes. « Certains diront que c’est une responsabilité individuelle de bien choisir ce qu’on mange, mais quand les options malsaines sont plus nombreuses, qu’on se fait constamment bombarder par le marketing des fast foods, ça devient la norme autour de nous. »
Dans l’arrondissement de Montréal-Nord par exemple, on ne trouve qu’un supermarché pour 9 restaurants rapides, tandis qu’à Saint-Léonard, l’offre est plus abondante des deux côtés, avec un total de 11 supermarchés et 24 restaurants rapides.
D’ailleurs, pour tenter de limiter ces food swamps, les endroits où la malbouffe surpasse les points d’accès aux aliments sains, l’arrondissement de Côte-des-Neiges a sévèrement restreint les zones où des restaurants rapides peuvent s’implanter grâce aux règlements de zonage, notamment à proximité des écoles.
Ce n’est qu’un exemple des initiatives prises pour améliorer la situation à Montréal, où les projets communautaires de réduction du gaspillage, d’agriculture urbaine et de livraison de paniers de fruits et légumes pullulent. Le soutien aux organismes oeuvrant en matière de sécurité alimentaire est d’au moins 10 millions de dollars par année dans la région, selon une étude du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal parue en 2018.