Une clinique d’infirmières pour des patients orphelins
Le bon soin au bon moment, au bon endroit, par le bon professionnel. C’est le nouveau mantra du ministère de la Santé et des Services sociaux, qui mise sur l’interdisciplinarité pour améliorer l’accessibilité des soins de première ligne et désengorger les urgences. Le Devoir se penche sur des initiatives où les professionnels poussent la collaboration au maximum, au bénéfice des patients. Aujourd’hui, une clinique tenue par des infirmières.
Dans la clinique, pas un médecin. Que des infirmières auxiliaires, des infirmières cliniciennes et des infirmières praticiennes spécialisées (IPS). Leur mission ? Évaluer l’état de santé de patients en attented’un médecin de famille pour soigner et prévenir des maladies.
Depuis un an, l’équipe de la « clinique du GAMF » (guichet d’accès à un médecin de famille) du CIUSSS Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal a vu plus de 1500 personnes dans sa roulotte temporaire située dans le stationnement de l’Hôpital général juif. « 90 % des clients à qui on a fait des tests ont reçu un résultat anormal », dit Marie-Christine Gras, instigatrice du projet et cheffe d’administration de programmes.
Certains patients orphelins avaient une maladie grave. Comme cette femme qui souffrait sans le savoir d’un cancer du sein, dépisté grâce à une mammographie prescrite à la clinique du GAMF. Ou cet homme « essoufflé sans bon sens » ces derniers temps, envoyé en cardiologie par une IPS. Il faisait de l’arythmie.
« J’ai déjà envoyé un patient directement à l’urgence, raconte l’infirmière clinicienne Keryn Chemtob, interrogée entre deux rendez-vous dans une salle d’examen de la clinique. Cela faisait un an qu’il avait des douleurs à la poitrine et il ne savait pas comment accéder aux services de santé. C’était un nouvel arrivant. » L’homme a dû subir des pontages.

Les problèmes de santé détectés à la clinique du GAMF ne sont pas tous aussi sérieux. Il s’agit parfois d’un taux de cholestérol légèrement plus élevé que les normes recommandées. « Mais c’est quand même quelque chose que le client ne savait pas », affirme Marie-Christine Gras. Et qu’il a tout intérêt à surveiller.
Adel Belhassine ignorait qu’il était « un peu hypertendu » avant d’être pris en charge par la clinique du GAMF. Le Tunisien d’origine, âgé de 58 ans, est sans médecin de famille depuis son arrivée au Québec il y a trois ans. Il qualifie de « remarquable » le suivi dont il bénéficie. « Ça fait du bien d’avoir du soutien », dit-il.
Des infirmières autonomes
Quelque 115 000 personnes sont sans médecin de famille sur le territoire du CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal. Parmi elles, 32 000 figurent sur la liste d’attente du GAMF.
La clinique, qui roule à plein régime depuis septembre 2021, vise deux clientèles en particulier : les 50 ans et plus « en forme » (sans maladie chronique connue) et les 18 à 50 ans ayant une maladie chronique. Les patients ciblés sont contactés par des agentes administratives qui leur offrent un rendez-vous. S’ils acceptent, une équipe d’infirmières les suit sur une courte période (ex. : trois mois), le temps de dépister des problèmes de santé et de stabiliser le traitement. Une fois le suivi terminé, les patients orphelins sont dirigés vers le guichet d’accès à la première ligne (GAP).
Marie-Christine Gras, une infirmière clinicienne qui a autrefois travaillé dans un CLSC, est persuadée de la pertinence de son projet. Elle croit dans la prévention — son « dada » — et dans la pleine autonomie de son équipe, formée de deux infirmières auxiliaires, de trois infirmières cliniciennes (bachelières) et de trois IPS en soins de première ligne. Selon la gestionnaire, la population a tout à gagner à ce que les infirmières puissent « aller au maximum de leur pratique ».

À la clinique du GAMF, les infirmières cliniciennes peuvent procéder au dépistage du diabète, de l’hypertension, de l’hypercholestérolémie, de l’ostéoporose, du cancer du col utérin et du côlon grâce à des ordonnances collectives. Lorsque les résultats des tests sont anormaux, elles dirigent leurs patients vers une IPS, qui pousse l’investigation un peu plus loin. « Il y a très peu de cas où les IPS nous disent : “J’ai besoin de les envoyer à un médecin” », affirme Marie-Christine Gras, une femme verbomotrice passionnée et à la crinière auburn.
Michel Godin, un IPS, aime son indépendance, malgré les défis que cela peut poser. « C’est sûr que ça n’a pas été évident depuis le début », affirme-t-il. Les IPS de la clinique n’ont pas de « médecin partenaire ». Ils n’ont donc pas accès au centre de répartition des demandes de services, un système réservé aux médecins de famille et permettant à ceux-ci de faire une demande de consultation auprès d’un spécialiste pour un patient.
« On a dû être plus créatifs, dit Michel Godin. On a contacté directement les spécialistes pour voir s’ils acceptaient des patients. » L’équipe y est arrivée.
Pas un médecin à tout prix
Le président de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, Luc Mathieu, estime que la clinique du GAMF est « une bonne idée, un bon modèle, qui démontre la contribution des infirmières auxiliaires, des infirmières cliniciennes et des infirmières praticiennes spécialisées ».
Selon lui, il est grand temps que le Québec sorte du « paradigme » d’un médecin pour chaque citoyen. « Si on veut désengorger le système, améliorer l’accès à la première ligne, il ne faut plus, à mon sens, dire que ça prend absolument un médecin de famille, dit Luc Mathieu. J’entends encore des politiciens dire ça. »
La cheffe du Parti libéral du Québec, Dominique Anglade, promet d’offrir à tous les Québécois qui le souhaitent un médecin de famille. « Ce n’est pas la solution gagnante pour améliorer l’accès à moyen et à long terme dans notre réseau », pense le président de l’Ordre.
Luc Mathieu plaide en faveur d’une prise en charge par une « équipe de famille » (infirmières cliniciennes, IPS, pharmaciens, etc.) plutôt que par un médecin de famille. Selon lui, le Québec doit aussi miser sur les cliniques comme la Coopérative de solidarité SABSA, à Québec, où les patients sont pris en charge par des IPS et des infirmières cliniciennes, entre autres. « Une IPS peut suivre 600, 700 ou 800 patients, indique Luc Mathieu. Dans la plupart des cas, ces patients ne sont pas revus par un médecin. »