Au secours des soignants épuisés

France Ayotte, cheffe des archives intra et extrahospitalières pour le territoire de Richelieu-Yamaska et responsable de l’harmonisation des services, a refusé de prendre un congé de maladie en août 2021, car personne ne pouvait la remplacer.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir France Ayotte, cheffe des archives intra et extrahospitalières pour le territoire de Richelieu-Yamaska et responsable de l’harmonisation des services, a refusé de prendre un congé de maladie en août 2021, car personne ne pouvait la remplacer.

Tomber en arrêt de travail, en pleine pandémie de COVID-19, alors qu’on est infirmière en prévention et contrôle des infections. Un cauchemar. « J’ai vécu un gros sentiment de culpabilité… » Joannie Van Houtte St-Gelais, infirmière à l’hôpital Honoré-Mercier, à Saint-Hyacinthe, a eu l’impression d’abandonner son équipe lorsqu’elle s’est retrouvée en congé de maladie après la première vague.

« C’était l’été où beaucoup de mes collègues se sont fait annuler leurs vacances, explique la femme de 37 ans. Je me disais “le monde va-tu penser que j’ai demandé à mon médecin de m’arrêter parce que je voulais avoir mes vacances pareil ?” » Victime de surmenage, Joannie Van Houtte est demeurée six semaines à la maison. À son retour, la deuxième vague se pointait.

Depuis mars 2020, environ 50 % des quelque 17 000 employés du CISSS de la Montérégie-Est ont été en arrêt de travail pour diverses raisons médicales (dont la COVID-19 et la COVID longue). Parmi ces travailleurs, 38 % étaient aux prises avec un problème de santé mentale, selon le CISSS.

Cette tendance existait avant même la pandémie. D’après l’établissement de santé, 42 % des employés du CISSS ont vécu un épisode d’invalidité en 2018-2019, dont 39 % pour un motif de santé mentale.

« On est inquiets parce que la fatigue et l’usure sont vraiment très grandes », dit Jacynthe Boisvert, conseillère-cadre en gestion de la santé organisationnelle au CISSS de la Montérégie-Est.

Les « sauveurs du Québec » volent au secours des patients, mais avec des capes élimées. D’autres pourraient s’effondrer.

« On manque tellement de personnel pour répondre aux besoins et à l’offre de services que nos chefs, nos gestionnaires ou conseillers-cadres doivent faire des quarts sur le terrain et des tâches de soins, notamment dans les CHSLD et les centres jeunesse, indique Jacynthe Boisvert. Sinon, on est en bris de services. »

Premiers secours psychologiques

 

Pour soutenir son personnel, le CISSS de la Montérégie-Est lancera sous peu un projet d’« ambassadeurs santé ». Dès la mi-juin, des employés recevront une formation de premiers secours psychologiques. « Ils vont pouvoir aider et écouter les collègues, être bienveillants et les rediriger vers les bonnes ressources », explique Jacynthe Boisvert. Ils interviendront sur leur temps de travail. « On vient légitimer les discussions de corridor », poursuit-elle.

Depuis un an, les employés du CISSS peuvent aussi bénéficier de « Reprends ton élan », un projet conçu en collaboration avec l’entreprise Impact Réadaptation. Un kinésiologue offre chaque semaine dans les centres hospitaliers de la région (Pierre-Boucher, Hôtel-Dieu de Sorel et Honoré-Mercier) des consultations individuelles ou des ateliers portant, par exemple, sur la prévention et la gestion de la douleur ou sur la santé psychologique. Selon le CISSS, plus de 250 suivis individuels et plus de 400 ateliers ont eu lieu jusqu’à présent.

La présidente du Syndicat des professionnelles en soins de la Montérégie-Est, Brigitte Petrie, exprime du scepticisme à l’égard de ces mesures, notamment du projet des « ambassadeurs santé ». « Les gens sont en crise, sont épuisés, signale-t-elle. Est-ce qu’ils vont avoir le goût d’aider les autres, alors que tout ce qu’ils veulent, c’est quasiment de sortir de l’hôpital en courant pour s’en aller chez eux ? »

Dans les hôpitaux et les CHSLD, les infirmières « n’ont pas le temps » de prendre part aux diverses activités proposées sur l’heure du midi, ajoute-t-elle. « Si tu me donnes un cours de yoga, mais que tu me fais faire deux TSO [temps supplémentaire obligatoire] dans ma semaine, ça se peut que je ne sois pas en santé quand même », affirme Brigitte Petrie. Le syndicat répète qu’il faut améliorer les conditions de travail des soignants pour contrer l’épuisement.

Depuis son retour au travail, Joannie Van Houtte St-Gelais s’impose une pause à l’heure du midi. Elle a conclu un pacte avec une ancienne collègue de son service : fermer l’écran de l’ordinateur et lire un roman. « Ça nous est arrivé des fois que le téléphone sonne et de dire “j’attendais son appel, ça va prendre cinq minutes”, raconte-t-elle. Juste de voir qu’on se sentait mal de briser notre entente, je me disais, “OK, on chemine”.  »

L’infirmière est devenue en janvier dernier conseillère-cadre en soins spécialisés — continuum oncologie et soins palliatifs. Elle pratique toujours la « déconnexion ». Depuis janvier, le président-directeur général du CISSS de la Montérégie-Est envoie deux fois par semaine des rappels au personnel administratif afin qu’il prenne une « pause active » entre 12 h 15 et 12 h 45. Les textos et les courriels sont à éviter durant cette période.

Des gestionnaires en détresse

 

Les gestionnaires sont eux aussi épuisés en raison de la pandémie. France Ayotte, cheffe des archives intra- et extrahospitalières pour le territoire de Richelieu-Yamaska et responsable de l’harmonisation des services, peut en témoigner. Malgré l’insistance de son médecin, elle a refusé de prendre un congé de maladie en août 2021. Personne ne pouvait la remplacer.

« J’ai dit à ma médecin : “Il n’est pas question que j’arrête. C’est pas vrai que je vais laisser mon équipe dans cette situation-là” », raconte la femme de 53 ans, émue.

L’ancienne archiviste médicale est assise dans son petit bureau sans fenêtre situé au sous-sol de l’hôpital Honoré-Mercier. Ses employés s’activent dans un local à proximité, où sont classés plus de 535 000 dossiers médicaux… papier.

France Ayotte a reçu de l’accompagnement de la part du CISSS le temps qu’elle reprenne pied. Jacynthe Boisvert lui a offert des séances de coaching pendant environ cinq semaines, comme elle l’a fait pour 45 gestionnaires depuis son arrivée au CISSS, il y a un an et demi.

« Ça a été la première fois que je me suis sentie écoutée dans l’organisation, dit France Ayotte, qui va maintenant mieux. Je suis déjà allée voir des psychologues. Mais c’était toujours des gens de l’extérieur qui ne connaissent pas ce qui se passe à l’interne. »

Le professeur adjoint au Département de psychologie de l’Université de Montréal Simon Grenier s’intéresse aux gestionnaires du réseau mis à rude épreuve durant la pandémie. L’automne prochain, il mènera une étude sur la compassion managériale en temps de crise avec François Courcy, professeur titulaire au Département de psychologie de l’Université de Sherbrooke. Les employés et les cadres du CISSS de la Montérégie-Est seront sondés.

L’hypothèse des chercheurs ? Les gestionnaires vivant de la détresse peinent davantage à démontrer de la compassion pour le personnel. La compassion est pourtant l’un des ingrédients favorisant l’efficacité au travail et l’innovation, selon Simon Grenier. « Ça amène les employés à mettre plus d’efforts au travail et à créer entre eux un climat de sécurité affective et psychologique », précise-t-il.

Au terme de leur étude, Simon Grenier et François Courcy comptent faire des recommandations au CISSS de la Montérégie-Est. Le réseau a bien besoin de leur aide.

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