Un logiciel pour éviter les médicaments inutiles

Il y a cinq ans, Yvette Racette prenait 11 cachets médicamenteux chaque jour. Cette dame de Montréal, aujourd’hui âgée de 86 ans, voulait soigner son arthrose, certes, mais s’interrogeait sur le bien-fondé de consommer autant de médicaments. Quand elle changea de médecin, ce fut l’occasion que celui-ci dépoussière sa liste de prescriptions.
« Pourquoi prendre autant de pilules ? Ce n’est pas parce qu’on est âgés qu’il faut en prendre autant », dit Mme Racette au téléphone. Progressivement, son nouveau docteur retira un cachet, puis un autre, jusqu’à réduire considérablement ses ordonnances. « J’ai beaucoup, beaucoup diminué. Ceux que je prends maintenant, j’en ai vraiment besoin », observe-t-elle, satisfaite.
Antihypertenseurs, antipsychotiques, benzodiazépines, hypoglycémiants, statines, etc. La liste des médicaments prescrits aux aînés donne le tournis. Plus du tiers des Québécois de 65 ans et plus prennent au moins une dizaine de médicaments d’ordonnance dans l’année, selon les données de l’Institut national de santé publique. En CHSLD, les résidents se voient en moyenne prescrire 14 médicaments, dont 11 à avaler chaque jour.
Dans ces cocktails pharmaceutiques, souvent, certains ingrédients n’apportent aucun bénéfice, mais causent plutôt des effets indésirables. Il n’est pas rare que ces médicaments demeurent néanmoins sur la liste d’ordonnances des patients, car les professionnels de la santé manquent de temps et de ressources pour y faire le ménage.
« Déprescription »
Un nouveau logiciel facilitant la « déprescription » est cependant en train de voir le jour, et il pourrait changer la vie des personnes âgées qui vivent dans les méandres des effets secondaires sans pour autant mettre en péril leur santé, selon la doctorante en médecine expérimentale Émilie Bortolussi-Courval.
« Autant devons-nous savoir prescrire, nous devons savoir déprescrire », dit la jeune femme, qui a vu de près la misère d’aînés en CHSLD massivement médicamentés lors de stages effectués dans ces milieux comme infirmière.
En janvier, une équipe pancanadienne de chercheurs basée à l’Université McGill, dont Mme Bortolussi-Courval fait partie, a publié les résultats d’une étude sur la déprescription — probablement « la plus grande jamais réalisée » dans le monde, selon Caroline Sirois, une professeure en pharmacie à l’Université Laval qui n’a pas participé aux travaux.
L’étude avait pour but de vérifier l’efficacité d’un outil numérique « d’aide à la décision » qui indique aux professionnels de la santé quels médicaments, dans le bouquet prescrit à un patient, pourraient être retirés sans danger pour sa santé.
L’algorithme, nommé MedSécure, classe les médicaments en ordre de priorité, en commençant par ceux qui ont les meilleures chances d’être inutiles. Il évalue les interactions médicamenteuses pour repérer une combinaison dangereuse. Il estime aussi si, en fonction du dossier médical du patient, un produit est contre-indiqué.
Mme Bortolussi-Courval donne un exemple typique : « Imaginons un patient de 78 ans. Il prend trois médicaments pour la pression, un antipsychotique et un médicament pour le cholestérol. De plus, il est connu pour faire des chutes. L’algorithme recommandera peut-être d’abord d’éliminer un médicament pour la pression, parce qu’on sait qu’ils augmentent les risques de chute. »
Entre 2017 et 2020, près de 6000 patients de 65 ans et plus ont été recrutés dans 11 hôpitaux d’un bout à l’autre du Canada pour ce projet de recherche. Au moment de leur hospitalisation, ces patients prenaient au moins cinq médicaments par jour.
Avant d’obtenir son congé, la moitié du groupe a vu son dossier pharmaceutique être analysé par un médecin guidant sa décision grâce à MedSécure. Le reste de la cohorte a fait l’objet des soins habituels, c’est-à-dire d’une évaluation de dossier sans l’algorithme.
Dans le groupe témoin, 30 % des patients ont vu au moins l’un de leurs médicaments être déprescrit. Dans le groupe ayant bénéficié de MedSécure, la proportion passait à 55 %. Trente jours après le congé de l’hôpital, la même proportion de patients dans les deux groupes (5 %) avait souffert d’un « événement médicamenteux indésirable ».
« Dans un monde idéal », observe Mme Bortolussi-Courval, les chercheurs auraient constaté tout de suite une réduction des effets secondaires chez le groupe de MedSécure. Toutefois, souligne-t-elle, c’est déjà un excellent point de départ de constater que, même avec moins de médicaments, les patients se portent aussi bien.
« En nous limitant à 30 jours de suivi, nous obtenons des réponses qui ne sont vraiment que le début, explique la doctorante. Il faudrait aller voir 6 mois après, 12 mois après, 18 mois après la déprescription. C’est là où on va voir un effet [de réduction] sur les hospitalisations » liées à la médication.
Les chercheurs estiment aussi qu’aucun bénéfice normalement procuré par les médicaments n’est sacrifié. La professeure Sirois pense que cette hypothèse est très vraisemblable. « Dans les études de base en déprescription, ce sont des éléments qui sont excessivement rares », explique-t-elle, car le retrait de médicaments se fait graduellement.
Dans les CHSLD
Dans le cadre de son doctorat, Émilie Bortolussi-Courval a la mission de réaliser une étude semblable à celle publiée en janvier, mais dans les CHSLD du Québec. La tâche s’annonce toutefois difficile, notamment parce que les dossiers des patients sont rarement numérisés.
« Un tel outil numérique aurait une très grande valeur, juge Sophie Zhang, coprésidente de la Communauté de pratique des médecins en CHSLD. Utiliser un ordinateur pour savoir quel médicament déprescrire est plus efficace et réduit les risques d’erreur. »
Habituellement, ce sont les pharmaciens qui font le « débroussaillage » dans les prescriptions des résidents. Or, explique la Dre Zhang, on manque de pharmaciens sur les planchers des CHSLD. Les médecins, également débordés et en faible nombre, manquent de temps pour analyser en détail les ordonnances des résidents.
La « vaste majorité » des établissements ne disposent pas de dossiers médicaux numérisés, confirme la Dre Zhang. « Mais depuis la pandémie, on voit des choses qui débloquent en CHSLD. C’est réaliste de penser qu’on peut numériser assez rapidement, mais ça ne sera pas immédiat. »
Interpellé par Le Devoir, le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, qui trouve les travaux de Mme Bortolussi-Courval « intéressants », affirme que la demande de la chercheuse de tester l’algorithme MedSécure dans les CHSLD est « actuellement en évaluation ». Il se dit « conscient et soucieux » du problème de la médication dans ces milieux et rappelle que deux autres projets sont sur les rails dans le réseau.
Surmédication dans les CHSLD
En parallèle à l’initiative de l’équipe de McGill, un projet nommé PEPS (Projet d’évaluation de la personnalisation des soins pharmaceutiques en soins de longue durée) vise à lutter contre la surmédication dans les CHSLD. L’idée principale : accroître l’autonomie des pharmaciens dans la modification des ordonnances des résidents. Testé depuis 2017 dans la région de la Capitale-Nationale, ce programme est en voie d’être « intégré » ailleurs dans le réseau.
Le ministère de la Santé et des Services sociaux soutient également depuis 2017 la démarche OPUS-AP (Optimisation des pratiques, des usages, des soins et des services – Antipsychotiques) dans les CHSLD. Ce projet vise l’augmentation du recours aux options non pharmaceutiques auprès des aînés atteints de troubles neurocognitifs majeurs.