Des infirmières portent plainte à l’international pour « travail forcé »
Pour que cessent enfin les heures supplémentaires obligatoires imposées aux infirmières, la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) mise sur un recours peu banal : elle a déposé une plainte devant l’Organisation internationale du travail (OIT), une agence de l’ONU.
La clé de sa demande est la suivante : elle soutient que ces heures supplémentaires obligatoires sont assimilables à du « travail forcé », interdit noir sur blanc par deux conventions internationales signées et ratifiées par le Canada.
Il s’agit d’une première démarche de la FIQ « à ce haut niveau », a déclaré en entrevue sa présidente, Julie Bouchard.
Cette action est entreprise parce que tous les autres moyens ont été essayés — dont quelque 25 000 griefs — sans que cette pratique « abusive » ne cesse, a expliqué la présidente. Pour les infirmières, « c’est comme si on les emprisonnait chaque fois ».
La démarche a aussi pour but de « faire pression » sur le gouvernement, tout en le mettant « dans l’embarras » s’il n’agit pas, souligne Mme Bouchard.
La FIQ, qui regroupe plusieurs syndicats, demande à la Commission d’experts pour l’application des conventions de se pencher sur le cas des quelque 76 000 infirmières et des autres professionnels de la santé qu’elle représente, tels que les inhalothérapeutes.
Ceux-ci font les frais d’une pratique « bien implantée dans le réseau » — « tolérée et même favorisée par le gouvernement », dit la FIQ —, soit le recours systématique au « temps supplémentaire obligatoire » (TSO).
« Une pratique banalisée »
Au lieu d’être une mesure d’exception pour les réels cas d’urgence, les heures supplémentaires obligatoires sont devenues une méthode habituelle de gestion de la main-d’œuvre, même quand les besoins de personnel sont prévus ou prévisibles, peut-on lire dans la plainte, dont Le Devoir a obtenu copie.
Dans le document, on peut voir que la FIQ invoque les conventions internationales no 29 et no 105, qui prévoient notamment que « tout membre de l’Organisation internationale du travail qui ratifie la présente convention s’engage à supprimer l’emploi du travail forcé ou obligatoire sous toutes ses formes dans le plus bref délai possible ».
Et pour la FIQ, les heures supplémentaires obligatoires sont exactement cela : elles sont définies dans ces conventions comme étant « un travail exigé sous la menace d’une peine, ou un travail pour lequel le travailleur ne s’est pas offert de plein gré », ce qui est le cas des infirmières québécoises. Si elles refusent de faire des heures supplémentaires, elles subissent menaces et intimidation, s’exposent à des plaintes disciplinaires et, dans certains cas, sont passibles de sanctions pénales et même d’emprisonnement, est-il décrit dans la demande.
Les infirmières ont dénoncé publiquement cette pratique, et interpellé à maintes reprises le gouvernement du Québec, notamment par les « journées nationales sans TSO », dont certaines ont été tenues tout récemment, en octobre dernier.
Malgré les protestations, le TSO est devenu encore plus fréquent et généralisé dans le réseau ces dernières années, est-il allégué dans la demande transmise à l’OIT, une agence spécialisée de l’ONU qui compte 187 pays membres.
« Un cercle vicieux »
Cette pratique de gestion est une cause de détresse et d’épuisement des travailleurs de la santé qui a aussi un effet direct sur les soins offerts à la population, soutient Mme Bouchard.
Elle donne en exemple le travail des camionneurs, qui est réglementé : ils ne peuvent pas travailler plus de 60 heures par semaine, pour des questions de sécurité, rapporte-t-elle. Les infirmières, elles, peuvent travailler 60 et même 70 heures par semaine, bien que la prestation de soins doive rester sécuritaire pour les patients : l’épuisement peut mener à des bris de vigilance et à des erreurs, insiste Mme Bouchard. Et s’il y a erreur à la 65e heure de travail d’une infirmière, c’est elle qui en paie le prix, pas l’employeur.
Loin de régler la pénurie de main-d’œuvre, les heures supplémentaires obligatoires sont « une de ses plus importantes causes » et l’aggravent sans cesse, car les infirmières sont obligées de prendre des congés de maladie ou quittent leur emploi, ce qui alourdit encore plus la tâche de celles qui restent, déplore la présidente. « Un cercle vicieux », est-il dénoncé dans la demande.
La pratique est tellement « banalisée et normalisée au Québec » que la FIQ et ses syndicats affiliés estiment n’avoir d’autre choix que de s’adresser à l’OIT afin qu’elle confirme que la pratique pointée du doigt porte atteinte aux droits fondamentaux du personnel infirmier.
La demande a été déposée jeudi et signifiée aux gouvernements du Québec et du Canada.
« Il est inévitable de passer par ce chemin-là », juge la présidente : la CAQ avait promis de régler le problème, et alors que l’on approche de la fin de son mandat, « ça empire ».
Il est demandé à l’OIT de formuler des « recommandations » pour que le Québec prenne les mesures qui s’imposent pour mettre un terme à cette pratique. Si les recommandations ne sont pas contraignantes, elles devraient mettre de la pression sur le gouvernement pour qu’il justifie son recours aux heures supplémentaires obligatoires et qu’il trouve des solutions, par exemple ramener les travailleurs de la santé des agences vers le réseau public, suggère Mme Bouchard.
Le ministre de la Santé, Christian Dubé, n’a pas voulu commenter la démarche de la FIQ vendredi.