Les projets de retraite évanouis de Daniel et de Michèle

On entend souvent parler du délestage depuis le début de la pandémie, mais ses effets demeurent abstraits. Alors que les hôpitaux font face à un manque de ressources critique, Le Devoir a décidé de mettre des mots et des visages sur les statistiques. Aujourd’hui, les histoires de Daniel et de Michèle.
Il y a deux ans, Daniel Harpin a fait déménager sa mère dans son immeuble pour prendre soin d’elle. Sauf qu’aujourd’hui, c’est Mme Harpin, du haut de ses 86 ans, qui fait l’épicerie pour son fils. « C’est le monde à l’envers », dit-il en riant.
Facteur à la retraite, le résident de Rosemère de 63 ans doit composer avec l’usure de sa hanche, rongée par l’arthrose.
En novembre, un chirurgien orthopédiste lui a dit que c’était facilement opérable. Probablement d’ici un mois ou deux. Et depuis, plus rien. « Mais là, avec la COVID, ça regarde pas bien. Je n’ai même pas eu mon premier rendez-vous. »
Entre-temps, sa qualité de vie est réduite au minimum. « Ça me prend 15 minutes pour m’habiller. J’ai de la misère à me lever la jambe. La nuit, je me réveille toutes les deux heures quand je bouge. » Le jour, il dit qu’il « fait du salon ». « Je ne bouge presque pas et puis j’attends. »
Avant cela, Daniel se considérait comme un homme en forme. Il a longtemps donné des cours de tennis, en plus des longues marches requises par son travail. « J’étais en forme. J’ai été facteur toute ma vie, et je faisais des heures supplémentaires parce que j’élevais deux enfants tout seul. J’en ai marché une “shot” ! »
Quand il a pris sa retraite, il ne prévoyait pas passer ses journées devant la télévision. Au contraire : « Je me suis abonné au golf. C’était mon social. Je jouais tous les jours. Et là, j’ai passé mon été assis sur mon balcon. C’était vraiment tough. […] Je suis à dix minutes du club de golf, et tout l’été, il faisait beau… »
Dans l’attente de l’appel de l’hôpital, il reste collé à son téléphone en tout temps. D’ailleurs, quand Le Devoir l’a appelé, ne reconnaissant pas le numéro sur son afficheur, il a espéré un instant que c’était son appel.
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« La frustration, c’est que ce n’est pas quelque chose de compliqué à régler », dit-il. « Ce qui est plate, c’est qu’ils savent c’est quoi, ils savent ce qu’il y a à faire. Il paraît que c’est mineur, que je sors la même journée. »
Si, au moins, il savait quand l’opération pourra se faire… « Juste [pour] avoir une approximation. Parce que je pense que je ferais un emprunt puis que j’irais au privé. »
Un record de 18 pas
Michèle Hotte, de Ripon, en Outaouais, est, elle aussi, condamnée à rester assise à longueur de journée. Ses genoux ne collaborent plus depuis plus de trois ans.
« Le seul magasinage que je peux tolérer, c’est l’épicerie, parce qu’il y a un panier sur lequel je peux m’appuyer », explique la dame de 63 ans, qui travaillait comme cheffe d’équipe en salubrité au CLSC et dans un CHSLD avant de démissionner pour des raisons de santé en 2013.
Elle avait alors eu un diagnostic de myélome multiple (un type de cancer du sang), pour lequel elle a été bien soignée et est aujourd’hui en rémission. Mais elle n’était pas au bout de ses peines.

« À ce moment-là, je profitais des installations au Château Montebello pour aller en piscine faire des exercices d’aquaforme. Mais plus ça allait, plus les douleurs aux genoux étaient vives. […] J’avais de la difficulté à monter les escaliers pour aller aux douches. »
En 2020, sa médecin de famille l’a envoyée consulter un orthopédiste. « Mes deux genoux étaient usés à la corde. » Mme Hotte a attendu un an avant de voir le spécialiste, l’été dernier, pour finalement se faire dire qu’il fallait les remplacer. « Il m’a dit que ça prendrait deux ans. »
Certes, le délestage n’explique pas à lui seul des délais d’attente qui étaient déjà très longs pour ce genre d’intervention avant la pandémie. « À ce moment-là, on disait qu’il y avait au moins 4000 personnes en attente d’être opérées. » Selon le quotidien Le Droit, la région de l’Outaouais en comptait plus de 9000 en octobre dernier.
« Ça ne date pas d’hier qu’on manque de ressources », souligne cette ancienne militante syndicale, qui a été vice-présidente de la section régionale de la CSN pour l’Outaouais. « Ça fait longtemps que les syndicats, on le crie haut et fort. »
Sa dernière sortie en raquettes dans le champ derrière chez elle remonte à 2018. Aujourd’hui, elle compte ses pas. « Des fois, je m’amuse à voir combien de pas je peux faire avant de m’arrêter. Ça va de 15 à 18. »
Si vous souhaitez raconter une histoire sur les conséquences du délestage, écrivez à nos journalistes Isabelle Porter et Jessica Nadeau : iporter@ledevoir.com et jessicanadeau@ledevoir.com.