Les recours en justice de patients victimes de délestage seraient ardus, selon des avocats

Pour obtenir une injonction qui forcerait l’État à fournir des soins à un patient, la barre est « très haute ».
Marie-France Coallier Archives Le Devoir Pour obtenir une injonction qui forcerait l’État à fournir des soins à un patient, la barre est « très haute ».

Des victimes du délestage engendré par les nombreux cas de COVID-19 qui monopolisent lits et personnel d’hôpital craignent que le report de leurs chirurgies ou examens de dépistage ne mette leur santé en péril. Si certains envisagent de s’adresser aux tribunaux pour obtenir un précieux rendez-vous, des avocats consultés estiment que la partie est loin d’être gagnée d’avance.

Une telle démarche en justice ne sera pas facile dans un contexte d’urgence sanitaire comme celui dans lequel le Québec se trouve, a commenté d’entrée de jeu Me Patrick Martin-Ménard.

Pas impossible, mais « très difficile », juge le plaideur qui se spécialise notamment dans des causes de droit médical.

Pour obtenir une injonction qui forcerait l’État à fournir des soins à un patient, la barre est « très haute ».

C’est d’ailleurs le cas de toutes les injonctions : les critères sont nombreux et stricts, car celui contre qui elle est dirigée — ici, l’État québécois via un centre hospitalier — n’a pas eu le temps de préparer pleinement sa défense et toute la preuve n’est pas devant le juge, comme cela serait le cas lors d’un procès au fonds.

Et il faudrait que le patient apporte une preuve, qui ne peut pas être qu’hypothétique, que sa condition médicale va se détériorer, a ajouté Me Martin-Ménard.

L’avocat a confié avoir déjà reçu des appels de citoyens inquiets, souhaitant savoir s’ils ont un recours viable.
 

Me Bruce W. Johnston, un avocat qui a mené de nombreux recours contre l’État ainsi que bon nombre d’actions collectives, est aussi d’avis que les patients inquiets vont se buter à plusieurs obstacles s’ils tentent de demander à un juge d’ordonner qu’ils soient soignés plus rapidement.

Il faudra qu’un juge tranche qu’une faute a été commise à leur égard, et qu’il y a eu violation d’une règle ou d’une norme.

Mais ici, quelle serait cette faute quand l’État se trouve devant un cas de « force majeure » comme la pandémie de COVID-19, demande-t-il.

La « force majeure » est une circonstance exceptionnelle et imprévisible. En 2009, la pandémie de H1N1 a été reconnue comme telle lors de certains recours contractuels.

Mais dans le cadre du délestage effectué dans les divers hôpitaux du Québec, un juge pourrait tenir pour acquis que la priorité a déjà été donnée aux patients dont les cas étaient les plus critiques et que ce sont les autres qui ont vu leurs interventions reportées.

Par contre, s’il y a une faute lourde ou grossière, de la mauvaise foi, ou encore du favoritisme dans les choix faits, le recours pourrait être couronné de succès — si la preuve de ces situations est bel et bien faite, poursuit Me Johnston.

Et puis, la question de l’allocation des ressources du système de santé relève du domaine des choix politiques, et non pas de la sphère d’action des tribunaux, ont rappelé les deux avocats. Les juges sont réticents à s’immiscer dans de telles décisions, analyse Me Johnston.

Par exemple, s’il n’y a qu’un seul ventilateur dans un hôpital pour deux patients qui en ont besoin, un choix devra être fait, illustre-t-il. Mais cela ne signifie pas forcément qu’une faute a été commise à l’égard de celui qui ne l’a pas eu.

« Lorsque le gouvernement fait des choix politiques, il est à l’abri d’une révision judiciaire, sauf en cas de faute lourde », entre autres exceptions.

Quant à un recours en dommages qui serait intenté après coup, pour les problèmes médicaux soufferts, par exemple, un cancer non diagnostiqué qui a progressé, il serait aussi ardu, car il ne faut pas oublier que l’État bénéficie d’une « immunité relative » pour ses décisions, a rappelé Me Martin-Ménard. « Surtout en situation d’urgence sanitaire. Le gouvernement a une bonne marge de manœuvre ».

Cette immunité est un principe de droit qui établit que l’État ne peut pas, sauf exceptions, encourir de responsabilité en raison de ses décisions politiques générales.

« L’immunité, c’est une défense que l’État plaide à chaque fois, dit Me Johnston. Et cela ajoute une couche de difficulté supplémentaire ».

Et si un patient voulait reprocher au gouvernement son inaction, c’est-à-dire de ne pas avoir été assez dur envers les non-vaccinés qui se retrouvent à l’hôpital, ce serait vraisemblablement un coup d’épée dans l’eau, estiment les deux juristes.

On se retrouverait là en plein cœur de la notion de décisions politiques dont les tribunaux ne se mêlent normalement pas, souligne Me Martin-Ménard.

D’invoquer l’inaction du gouvernement qui aurait failli à mettre en place une politique qui pénaliserait certaines personnes, quand la mission de l’État est de soigner tout le monde, semble être une avenue boiteuse, renchérit Me Johnston.

Malgré les difficultés, ils refusent de qualifier d’« impossible » tout recours de patients. Ceux dont l’historique médical et le pronostic rempliraient les critères légaux pourraient, malgré tout, obtenir un jugement favorable, soutiennent-ils.



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